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attribua à chacun, non pas un ordre spécial d’opérations, mais un quart du royaume à gouverner. Chacun de ces pachas, indépendant de ses collègues, exerçait dans son département (le mot était pris à la lettre) l’ensemble des attributions partagées aujourd’hui entre de nombreux ministères. La confusion qui ne tarda pas à s’introduire dans le gouvernement conduisit à l’idée de distribuer, non plus le territoire, mais les affaires, suivant leur nature, entre un nombre plus ou moins grand d’hommes spéciaux. Même sur cette nouvelle base, le ressort de chaque département ministériel n’était pas exactement circonscrit, et, lorsqu’on reconnaissait à un homme d’état des aptitudes variées, on ne craignait pas de lui confier les charges les plus diverses. Ce fut ainsi que Sully réunit la suprême direction de la guerre, le contrôle général des finances, l’intendance du commerce et de l’agriculture. Richelieu et Mazarin furent moins des ministres, dans le sens exact du mot, que des fondés de pouvoirs de la royauté ; leur volonté, à peu près souveraine, s’étendit sur toutes les parties de l’administration. Fouquet aurait voulu continuer ce rôle, et ce fut ce qui le perdit. Fils, comme Colbert, d’un négociant enrichi, Fouquet, homme brillant et spirituel, montra l’imagination d’un artiste, quand le pays réclamait la solide pensée d’un homme d’état. Son faste scandaleux, ses ruineuses maîtresses, sa générosité à l’égard de ses créatures, les 9 millions de livres (30 millions de francs peut-être)[1] engloutis dans son domaine de Vaux, et jusqu’au bon goût dont il faisait preuve dans ses folles dépenses, irritaient ceux qu’il se proposait d’éblouir. Fouquet tombe : qui donc sera ministre ? Un jeune homme de vingt-trois ans, d’une instruction médiocre, mais d’un sens droit et d’un esprit élevé, plein d’enthousiasme pour les grandes choses ; un jeune homme qui a le droit de dire : L’état, c’est moi ! C’est Louis XIV, en un mot, qui déclare au chancelier et aux officiers de la couronne qu’à l’avenir, lui, le roi, sera le premier ministre de la royauté !

Avec un tel chef, il ne fallait plus que des commis zélés, infatigables, débrouillant humblement les affaires, préparant en secret les solutions,

  1. Je ferai remarquer à cette occasion que, dans l’évaluation de la monnaie, je triple ordinairement la somme pour indiquer approximativement la valeur qu’elle aurait de nos jours. L’estimation de M. Clément, qui n’excède pas de beaucoup le double du chiffre, est trop faible ; elle ne représente guère que la valeur intrinsèque. Sous l’administration de Colbert, le prix du marc d’argent était de 28 livres, c’est-à-dire qu’on taillait 28 livres tournois avec la quantité d’argent qui produirait 54 francs aujourd’hui ; mais, indépendamment de leur valeur intrinsèque au poids, les métaux monnayés ont un pouvoir d’échange qui varie suivant leur abondance dans la circulation. Or, d’après les savantes et judicieuses recherches soumises à l’Académie des Inscriptions par M. Leber, le pouvoir réel de l’argent, à la fin du XVIIe siècle, était au moins trois fois plus fort que de nos jours, ce qui revient à dire qu’avec un revenu de 1,000 livres tournois, on pouvait vivre aussi bien qu’avec 3,000 francs de notre monnaie.