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beaucoup près autant d’affaires que dans les premières années de son administration. »

Dans nos gouvernemens modernes, un ministre eût rendu son portefeuille, et, en retrempant son nom dans la faveur populaire, il fût devenu une puissance dans l’état ; mais il n’eût pas été prudent de jouer un tel jeu avec Louis XIV. D’ailleurs, Colbert, esprit concentré et despotique, n’avait pas l’ambition de la popularité. Il ne recula donc plus devant certaines mesures que son bon sens et son équité réprouvaient peut-être, et brava sans crainte l’animadversion publique. Un appauvrissement, une anxiété générale, ne tardèrent pas à se manifester. Je ne crois pas toutefois qu’on doive prendre à la lettre cette assertion de M. Clément, que « jamais la condition des habitans des campagnes n’a été aussi misérable que sous Louis XIV, même pendant l’administration de Colbert. » M. Clément cite pour preuves des rapports datés de 167 et 1681, et notamment une lettre du gouverneur du Dauphiné, pour apprendre au ministre que « la plus grande partie des habitans de ladite province mangent l’herbe des prés ou l’écorce des arbres ; » mais il est à présumer par le renchérissement des blés que les récoltes de ces deux années avaient été plus mauvaises que de coutume. M. Clément, généralisant un fait exceptionnel, attribue cette prétendue misère du pays aux souffrances de l’agriculture, gênées par les restrictions opposées au commerce des grains ; il accuse même Colbert d’avoir prohibé l’exportation afin d’avilir le prix des blés dans l’intérêt des manufactures. Il y a dans tous ces faits erreur et confusion. Si le blé avait été déprécié en raison de sa surabondance, le pauvre n’aurait pas été réduit à manger l’herbe et l’écorce. La détresse du bas peuple se révèle, non pas par le vil prix des céréales, signe de leur abondance, mais au contraire par l’élévation des prix qui indiquent la rareté. Tel fut le symptôme qui se manifesta, après la mort de Colbert, pendant les années véritablement désastreuses qui terminèrent le siècle[1] !

L’impopularité du ministre eut pour cause l’accroissement continuel des impôts, et surtout les tracasseries fiscales inévitables avec le régime financier de cette époque. Le budget des recettes, qu’il avait trouvé à 84 millions, s’était élevé à 112 : ce surcroît n’avait rien d’exorbitant, eu égard aux grandes choses accomplies pendant cette période ; mais, pour l’obtenir, il avait fallu fatiguer de sollicitations les pays d’état afin de faire augmenter les dons gratuits ; il avait fallu livrer les autres provinces aux traitans, multiplier les impôts de consommation de manière à enchérir la main-d’œuvre dans les manufactures, créer des offices

  1. Au surplus, en supposant que la législation en vigueur sur les grains eût affamé le pays, faudrait-il rejeter le blâme sur Colbert ? M. Clément s’étonne avec raison que, dans la correspondance ministérielle qu’il a analysée, le peu de lettres relatives au commerce des grains soient la condamnation du système prohibitif.