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bonne foi doit apporter dans de semblables questions ; nous pensons qu’il faut les juger avec la même conscience que le peintre a mise à les produire.

Une occasion unique rend aujourd’hui cette appréciation plus facile, et nous permettra de porter ce jugement en parfaite connaissance de cause. M. Ingres, qui, depuis plusieurs années, s’était retiré des expositions annuelles du Louvre, est sorti de la retraite qu’il s’était volontairement imposée, et a consenti à reparaître devant ce public dont, à tort ou à raison, il mettait en doute l’intelligence et l’impartialité ; mais, cette fois, il a voulu se montrer dans toute sa force et avec certaines précautions. Onze non pas de ses plus grandes, mais de ses meilleures toiles, ont été réunies et exposées, sous sa direction, dans les galeries des Beaux-Arts. Par une haute coquetterie, et peut-être aussi par une sorte d’exagération de modestie qui a droit d’étonner de la part d’un homme de génie, M. Ingres a voulu que ces tableaux, exposés dans un petit salon séparé par un rideau des autres galeries, fussent préservés de tout malencontreux voisinage. Le public a su gré à M. Ingres de sa condescendance et du soin qu’il mettait à rechercher ses suffrages. Pendant tout le temps qu’a duré cette exposition, le succès a été grandissant, et, pour la première fois, la popularité a été acquise à l’artiste consciencieux dont ces nombreux tableaux, exécutés à diverses époques de sa vie, montraient le talent sous toutes ses faces.

La vie d’un artiste éminent a toujours été le meilleur commentaire de ses œuvres. Avant de passer à l’examen des ouvrages de M. Ingres et de rechercher quel système en a dirigé la composition, nous devons donc faire connaissance avec l’homme.

M. Ingres naquit à Montauban en 1780. Son père, peintre et musicien distingué, professait le dessin dans cette ville. M. Ingres eut à choisir entre les deux arts. D’abord il les cultiva tous deux avec une égale ardeur ; mais la peinture prit le dessus. Cet enfant, qui préférait un crayon à tous les jouets de son âge, montra bientôt les plus heureuses dispositions, copiant les gravures du temps, copiant la nature, et, ce qui fait l’éloge de son instinct d’artiste, commençant dès-lors à démêler le bon du mauvais, et préférant Raphaël et Nicolas Poussin aux peintres à la mode, Boucher, Fragonard et Vanloo. Les premières années de M. Ingres furent studieuses, mais sans contrainte et sans ennui. Il travaillait avec amour sous ce beau ciel du Languedoc, et, comme André Chénier, il a pu s’écrier :

Les délices des arts ont nourri mon enfance.


Plus tard nous l’avons entendu répéter comme ce poète :

J’ai su, pauvre et content, savourer à longs traits
Les muses, les plaisirs, et l’étude, et la paix.