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néanmoins fort remarquable ; elle ouvrit à M. Ingres les portes de l’Institut.

De retour en France, M. Ingres, dont la foi avait grandi dans son exil volontaire, fut aussitôt entouré d’adeptes fervens. L’époque de l’enseignement, nous dirions presque de l’apostolat, commençait. Raphaël était le dieu que révélait le disciple fidèle. Une gravure de la Madone de Saint-Sixte ou de la Transfiguration servait de texte à sa prédication. Il fallait entendre avec quelle intarissable verve l’apôtre exaltait son dieu, et lançait l’anathème contre ceux qui l’avaient ou méconnu ou renié, à commencer par Caravage, le Parmesan, les Carraches et le Guide, ces corrupteurs du goût, et à finir par ce Rubens, qui a tout perdu. « Les malheureux ! s’écriait M. Ingres en parlant du Caravage et du Parmesan, ils ont pu entendre le divin Raphaël, et ils ont voulu parler une autre langue que la sienne. Oui, Raphaël, c’est une langue, apprenez-la, traduisez vos compositions dans cette langue, et vous serez supérieurs. Aujourd’hui, au lieu de parler cette langue sacrée, on bégaie un jargon sauvage ; on ne parle plus Raphaël, la beauté ; on parle le laid, le hideux ! Si encore, en faisant des folies, on les faisait nobles, belles, correctes. Si une forme était toujours une forme, et non un à peu près de forme, un bras toujours un bras, et non un à peu près de bras ; une femme, un homme, toujours une femme et un homme, et non quelque chose à l’instar de la femme ou de l’homme ! Mais non, on se contente de l’à peu près ou de la charge ; on oublie la vérité, la nature et Raphaël. Raphaël, c’est le peintre par excellence, et cependant des barbares l’ont accusé de n’être pas coloriste. Raphaël a été coloriste quand il a voulu l’être, aussi grand coloriste que leur Titien si vanté. S’il ne l’a pas toujours été, c’est par calcul d’homme de génie ; dans ses plus admirables ouvrages, il a, par une modération surhumaine, subordonné à l’ensemble de la composition la couleur, misérable accessoire qui eût nui à l’harmonie céleste de toutes les parties. Raphaël a préféré quelquefois être coloriste faible, mais juste, au mérite d’être seulement coloriste. La couleur n’est qu’une affaire de procédé ; la preuve, c’est que tous les Flamands et tous les Vénitiens sont coloristes. Fi de ce mérite de barbouilleur que possède tel peintre d’enseignes ! — Voyez leur Rubens, ajoutait M. Ingres, que ce seul nom semble animer d’une sainte colère ; c’est le dévergondage du coloris. Sa palette est folle, son pinceau ivre. Il jette sur sa toile des flammes bleues, des flammes roses, des flammes vertes, sans s’inquiéter de la forme qu’il perd, de la beauté qu’il sacrifie ! Immense talent cependant, et d’autant plus pernicieux que, comme un feu follet, il éblouit et il égare. Rubens, c’est un empoisonneur ! il a corrompu les sources de l’art ; il a créé le faux, le monstrueux. Il est le père de ces avortons hideux qui nous oppriment aujourd’hui. Et ces Carraches, qui commencèrent le laid, pour repousser l’accusation