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petit nombre d’adeptes sont admis à contempler, doivent à ce même éloignement, et peut-être aussi à leur rareté, une sorte de renommée mystérieuse que, plus tard, les suffrages du public, si on daigne toutefois en appeler à son jugement, ne peuvent manquer de consacrer. Ainsi donc, qu’il y eût calcul de sa part ou que le hasard seul l’eût servi, le séjour de M. Ingres à Rome ne devait pas être perdu pour les intérêts de sa gloire. On a pu voir, lors de la récente exposition de la galerie des Beaux-Arts, combien il avait gagné en sachant se retirer et s’éloigner à propos. À l’exception de quelques critiques chagrines, le public, cette fois, est revenu à l’auteur du Saint Symphorien, et s’est trouvé d’accord avec ses admirateurs les plus passionnés.

Il nous reste maintenant à parler de M. Ingres comme peintre de portraits. C’est moins sa vocation que la nécessité qui l’engagea à cultiver cette branche si importante de l’art. À l’étranger, les grandes commandes n’arrivaient pas, et les petits tableaux se plaçaient difficilement. — Faites des portraits, disait-on à l’artiste dans le besoin. — Mais cela est bien difficile, répondait-il, comme ce peintre du dernier siècle dont nous parle Diderot. Néanmoins, comme il fallait vivre, il luttait contre la difficulté et faisait des portraits. Ceux qu’il a composés dans sa première manière trahissent de singulières velléités archaïques et manquent parfois de modelé. Ceux qu’il a produits dans ces dernières années, et, dans le nombre, les portraits de M. Molé, de M. Bertin, de Cherubini, en dernier lieu le portrait de Mme d’Haussonville, sont exécutés dans un tout autre système et dénotent une imitation plus rigoureuse de la nature.

Ce qui rend la peinture du portrait si facile en apparence, c’est que, dans cette branche de l’art, le peintre a toujours la nature sous les yeux, et qu’on ne lui demande guère que la ressemblance. La peinture du portrait n’est donc d’ordinaire que le refuge de la médiocrité. Il faut cependant de grandes qualités pour y exceller. Bien que dans ce genre de peinture il faille s’astreindre à une imitation plus précise de la nature, il n’y a pas de vérité absolue ni de ligne rigoureuse. Le modèle que vous avez sous les yeux change vingt fois de contour et de couleur locale en dix minutes. Dix, peintres copieront ce modèle et le copieront différemment, et tous le feront ressemblant sans que leurs ouvrages se ressemblent entre eux. Pour exceller dans son art, le peintre de portrait ne se bornera donc pas à la représentation exacte de cette ligne si fugitive ; il s’occupera moins encore de l’enveloppe extérieure que de ce que cette enveloppe renferme : de la pensée qui anime ces yeux, que traduit ce visage, du caractère du modèle en un mot. Cette étude, ou plutôt cette faculté de comprendre et de reproduire le caractère de l’homme, fera toujours le grand peintre de portrait, qu’il dessine avec la rigueur de M. Ingres, avec l’abandon de Lawrence. Le