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s’est également étendue sur les écoles étrangères. Les Allemands l’ont acceptée avec cette docilité bienveillante qu’ils montrent à l’égard de toute autorité légitime et non contestée ; les Italiens, avec la passion qu’ils mettent dans toute chose. La jeune école italienne jure aujourd’hui par M. Ingres, comme Bossi, Camuccini et Benvenuti juraient naguère par David.

En dehors des écoles, il existe un certain nombre d’esprits indépendans et aventureux qui tiennent avant tout à leur individualité ; chacun de ces esprits cherche à s’ouvrir une route qui lui soit propre. L’influence de l’illustre chef d’école sur ces artistes indépendans n’aura pas été si stérile qu’on se plaît à le répéter et qu’eux-mêmes le pensent : elle s’exercera négativement, c’est-à-dire que, si elle ne multiplie pas les chefs-d’œuvre, elle empêchera beaucoup de mal. A la suite d’une révolution, quand le trouble est dans les esprits, et qu’à la faveur de la confusion les barbares s’efforcent de pénétrer dans le sanctuaire, il est heureux qu’un homme d’un goût sûr et d’une volonté énergique se soit résolument décidé à leur tenir tête. Par les barbares, nous n’entendons pas désigner ces esprits vigoureux et naturels qui ont tenté pour le coloris une révolution analogue à celle que M. Ingres a opérée pour la forme. MM. Eugène Delacroix et Decamps, par exemple, nous paraissent, chacun dans son genre, des peintres d’un ordre fort relevé. La barbarie, pour nous, c’est la banalité facile et féconde, l’à peu près qui se satisfait à si peu de frais, la naïveté prétentieuse, le mauvais goût grossier, l’imitation aveugle et servile, en un mot la médiocrité sous toutes ses formes. Les barbares, comme on voit, sont bien nombreux, et M. Ingres aura grandement à faire pour les mettre à la raison ; nous sommes certain du moins que la volonté et le courage ne lui feront pas défaut. Parvenu à l’âge où tant d’autres se retirent de la lice par prudence ou par épuisement, M. Ingres a, en effet, conservé toute la verdeur de la jeunesse, toute l’énergie de sa volonté, toute la puissance de son talent, et ce même amour de l’art qui, dès sa première enfance, a été le mobile de toutes ses actions. Il semble même qu’à l’exemple de certaines natures calmes et fortes, il ait réservé sa fécondité pour l’arrière-saison. Tout récemment il a fait exécuter les vitraux de la chapelle Saint-Ferdinand d’après de beaux cartons qui rappellent les plus nobles inspirations du génie italien. Les grandes fresques qu’il a commencées dans une des galeries du château de Dampierre, et qui ont pour sujet l’âge d’or et l’âge de fer, les vastes compositions qu’il médite pour la décoration de la salle du Trône au palais du Luxembourg, telles sont ses entreprises d’aujourd’hui, tels sont les importans travaux sur lesquels compte M. Ingres pour garder la place qu’il occupe à la tête de l’école française ; l’heure n’est pas encore venue de les apprécier.


F. DE LAGENEVAIS.