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failli à son intrépidité morale, elle osa pour la première fois pénétrer, sans être appelée, dans le sanctuaire paternel.

De Vere était debout, en face d’une armoire de fer où il replaçait des papiers, des plans, des parchemins jaunis par le temps. Un soin minutieux présidait a leur arrangement dans des cases et des tiroirs séparés. Cette besogne achevée, il poussa les battans qui se rejoignirent avec un bruit métallique, tourna péniblement dans la serrure une clé rouillée, ôta cette clé, et se retourna seulement alors pour regarder du côté de la porte entre-bâillée.

Même à ce moment suprême où il enfouissait pour jamais les tristes débris de son ambition trompée, ces reliques du passe auxquelles ajoutait tant de prix, depuis deux ans, un avenir désormais fermé ; même en ce moment, le fier gentleman était impassible, loin de tout regard, seul avec lui-même, mais soigneux encore de sa dignité.

Sa fille avait fait quelques pas vers lui ; elle tenait ses doux regards attachés sur ce front où elle cherchait en vain les indices d’une émotion quelconque.

— Merci, Clarisse, merci, lui dit-il en dégageant son bras, sur lequel, elle avait posé sa main. Je suis occupé ; j’ai besoin d’être seul. Retourner près de votre mère… ne revenez plus surtout. Je suis occupé, très occupé.

Entre lui et les siens, le mur de glace s’était tout à coup relevé. Il n’était pas de ceux qui acceptent la compassion, même d’une épouse aimée ou de leur unique enfant. Froid, hautain, stoïque, la sympathie, qui vient en aide au faible, lui semblait presque une injure.

Peu d’instans après avoir quitté son père, Clarisse il vit sortir comme à son ordinaire par le fond du parc, et s’enfoncer - une dernière fois - dans les bois de Mount-Sorel.


Laissons les années s’écouler ; laissons le temps, qui atténue nos douleurs comme il efface nos joies, émousser le premier aiguillon de cette souffrance aristocratique à laquelle nous avons voulu initier le lecteur, et, pour expliquer la suite de ce drame dont il ne connaît encore que le prologue, apprenons-lui à connaître le nouveau propriétaire de Mount-Sorel.

Il se nommait Higgins ; c’était le type du plébéien anglais, puissant par la fortune à la fin du XVIIIe siècle. Que ses richesses eussent été conquises dans l’Inde ou sur le continent que son père les eût gagnées en portant des nègres aux planteurs de la Jamaïque, ou son grand-père en spéculant sur les actions de la mer du Sud, elles existaient, et personne ne demandait compte de leur origine ; mais, dans un pays comme l’Angleterre, la richesse plébéienne a ses compensations : devant cette puissance brutale de la fortune, s’il est des barreaux qui tombent il