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n’ignorera pas qu’elle est aimée. Elle l’apprendra lorsque cet inutile aveu n’est qu’une épine mêlée aux fleurs dont elle se couronne, une goutte de fiel dans sa coupe d’ambroisie. Est-ce bien Edmond., le bon, le généreux Edmond qui lui parle avec cette ardeur concentrée, ces gestes brusques, cette voix impérieuse et grave ? Est-ce bien lui qui l’effraie de cette folle tendresse, de ces angoisses, de ces navrais combats, de tout ce malheur, enfin, Pour lequel, pauvre enfant, elle saurait avoir qu’une pitié stérile, et dont il ne fallait pas attrister ses belles, ses heureuses journées. Eh bien ! ne regrettez pas cette dernière faiblesse du pauvre Edmond ; elle le rapetisse peut-être, mais elle le console, car il voit presque à ses genoux, — lui demandant pardon du mal qu’elle lui a fait, — pleurant sur ces longs chagrins dont elle a vu, sans les comprendre, les plus terribles paroxismes, — la tendre et chaste amie de son enfance. Les larmes qu’elle verse sur lui régénèrent, comme un saint baptême, ce converti de l’amitié. Il rougit de lui-même quand il voit cette douleur sincère, cette pitié vraie et profonde, cette sympathie noblement expressive. A son tour de s’excuser, à son tour le consoler la jeune fille éplorée, et de lui déguiser, autant qu’il le peut encore, les misères de son cœur, qu’il étalait tout à l’heure avec une sorte de frénésie. Et son devoir, il l’a compris, est de lui rendue cette douce sérénité dont il l’avait tout à coup dépouillée.

Mais dans l’excès de sa douleur le nom de son rival était venu, comme malgré lui, jusqu’à ses lèvres. Grave imprudence ou générosité sublime, car Clarisse, éclairée tout à coup, sourit à cette révélation inattendue. Edmond n’a donc plus qu’à consommer le sacrifice. Il écrit à Reginald : — Le sort en est jeté ; Clarisse est à vous. Arbitre de son bonheur, il est temps d’agir. Pas de questions ; je n’y répondrais pas. Elle vous aime. Venez.


Ce dénouement inévitable va nous ramener à un conflit plus grave, plus implacable. Les passions de la jeunesse, si fougueuses, si absolues qu’on puisse les croire, n’ont pas la ténacité froide et sans pitié qui caractérise celles de l’âge mûr. Celles-ci, venues sur un sol plus aride, y jettent des racines plus vigoureuses Arrivées tard, il n’existe pas, pour le cœur qu’elles font battre, de compensation possible à leur perte, et ces penchans généreux, aimans, dévoués, qu’on oppose avec bonheur aux exigences égoïstes d’un jeune homme, ont effacés chez le vieillard qui sait le néant des sacrifices.

Si donc vous avez cru que De Vere a oublié Mount-Sorel, si vous avez été dupe de ce stoïcisme orgueilleux dont il a voulu s’envelopper aux yeux des siens, vous n’avez pas compris combien la blessure a été profonde, combien le désappointement fut amer. Oui, sans doute, ses