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— Je n’ai pas besoin de vous demander, lui dis-je, si vous êtes allé déjà jusqu’à Bacuache ?

— Qui n’est pas allé à Bacuache au moins une fois en sa vie ? me répondit Anastasio en paraissant sourire d’une demande aussi naïve.

— Et vous n’avez pas été tenté de vous livrer à la recherche de l’or ?

— Non, me répondit-il tristement ; c’est parfois un horrible métier, et l’apprentissage que j’en ai fait m’en a dégoûté pour toujours.

Je n’étais pas fâché d’entendre quelque récit d’une de ces courses ; aventureuses dont on m’avait parlé pour m’aider à achever mon souper, et je priai Anastasio de me raconter les circonstances auxquelles il faisait allusion.

— J’avais à peine quinze ans, me dit-il, et j’en ai trente-cinq aujourd’hui, quand mon père, qui était un gambusino assez entreprenant, sur l’avis que lui donna un de ses amis de la découverte d’un riche placer, m’emmena, avec mes deux frères, à la recherche du gîte en question. À cette époque, le village de Bacuache n’existait pas encore, et les récits que nous faisait l’ami de mon père enflammaient tellement notre imagination, que nous nous serions bien gardés de perdre notre temps en route. Au bout de six journées, nous arrivâmes au préside de limite, et, après nous être cotisés pour faire dire une messe par le chapelain du préside, nous entrâmes dans le désert, c’est-à-dire au milieu de l’Apacheria (pays des Indiens apaches). Le placer que nous cherchions était près du lit d’une petite rivière qui n’a pas encore de nom ; mais, pour y arriver, nous avions à traverser des plaines sans eau. Or, un soir que nous campions dans un arenal (désert de sable), nous mourions littéralement de soif, et il ne nous restait entre cinq qu’une gourde remplie d’eau. Cette soif maudite nous tourmentait tellement, que nous nous battîmes à qui aurait la gourde. Dans la vivacité de la lutte, il y eut un coup de couteau de donné ; ce fut notre père qui le reçut de son ami. A la vue du sang qui coulait en abondance de sa blessure, mon frère aîné, pour le venger, se jeta sur l’assassin et le poignarda à son tour. Nous nous empressâmes autour de notre père, qui, dans l’angoisse de sa blessure, demandait ardemment de l’eau. Je me précipitai sur la gourde, qui était restée en notre pouvoir ; mais, hélas ! arrachée de main en main, elle avait abreuvé les sables de la dernière goutte d’eau qu’elle contenait. La nuit nous surprit ainsi ; tant qu’elle dura, les plaintes de notre père qui demandait de l’eau d’une voix de plus en plus affaiblie, troublèrent le profond silence du désert. Nous errions, comme des fous à l’aventure, ne sachant que faire pour le soulager, car, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, nous ne découvrions que des sables arides. Enfin les plaintes cessèrent ; mon père était mort ! Toute la nuit, je pleurai à ses côtés. Le