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un bruit de branches froissées que j’attribuais à quelque animal sauvage, quand, dans un endroit où la crête du rocher était nue, j’aperçus à peu de distance derrière moi un homme qui marchait sur le talus et semblait régler son pas d’après l’allure de mon cheval. Un large chapeau noir, dont les ailes commençaient à se déchiqueter, ombrageait sa figure hâve et décharnée. Une gourde, comme celle que la tradition suspend au bourdon des pèlerins, était passée à son cou par une ficelle. Une frazada (espèce de couverture grossière), dont la pluie et le soleil avaient effacé toutes les couleurs, était jetée sur son épaule. Bref, à l’aspect de cet homme, on pouvait hésiter entre la défiance et la pitié. Je ne fis d’abord à cette rencontre qu’une médiocre attention, mais il me sembla bientôt évident que le voyageur réglait strictement son pas sur le mien. Pour m’en assurer, je pressai celui de mon cheval, et il me parut presser le sien aussi. Je le ralentis, et le voyageur ralentit sa marche pour la reprendre plus rapide, quand je lui en eus donné l’exemple. Cette persistance avait de quoi m’étonner. Enfin, dans un endroit où le talus s’abaissait vers une plaine à laquelle j’arrivais, j’arrêtai mon cheval, décidé à demander un éclaircissement sur cette espèce d’espionnage. L’inconnu sembla d’abord hésiter, puis il se détermina à me rejoindre. Anastasio marchait toujours en avant.

— Holà ! l’ami, lui dis-je, si vos intentions sont telles que je les suppose, vous n’aurez rien à gagner avec moi, je vous en préviens.

L’inconnu se trouvait en ce moment tout près de moi, et j’en profitai pour l’examiner à mon aise. Il pouvait avoir une quarantaine d’années, mais la fatigue ou le chagrin paraissait l’avoir vieilli avant l’âge. Quelques cheveux gris commençaient à se mêler aux cheveux noirs qui tombaient sur ses épaules. Au geste que je fis en indiquant mes pistolets, un sourire d’une tristesse navrante se dessina sur ses traits flétris ; sans me répondre, il porta une main à son chapeau, et, tirant l’autre des plis de la couverture qui lui servait de manteau, il me montra silencieusement des doigts horriblement mutilés. A la vue de cette main informe, mon ardeur belliqueuse fit place à la pitié, et je me disposais à donner quelque aumône à ce malheureux. L’inconnu devina sans doute mon intention, car une faible rougeur colora sa figure.

— Je n’ai besoin de rien, seigneur cavalier, me dit-il ; la seule grâce que je vous demande, c’est que vous me permettiez de vous suivre à quelque distance pour traverser ce ravin. J’avais espéré le faire sans être vu, mais j’aime mieux vous prier de ralentir un peu le pas de votre cheval, car la fatigue et la terreur m’accablent.

En disant ces mots, le pauvre diable essuyait avec sa couverture son front ruisselant de sueur ; je vis ses pieds nus laisser sur le sable une empreinte rougeâtre.