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avaient toujours tort ; que les ignorans jouissaient le mieux de la pure lumière ; qu’il ne fallait enfin « d’autre instrument pour agir qu’une certaine force morale qui plie le cœur comme le vent courbe les moissons. »

Doué par excellence de cette « force d’impulsion, » suivant le mot de De Maistre, l’esprit polonais fut tout de suite conquis à des théories qui lui révélaient et lui expliquaient sa puissance ; il n’alla pas au-delà ; il ne vit pas qu’au moment même où il luttait pour la liberté il se laissait enlever par les argumens de l’absolutisme. Mortellement dégoûté du gouvernement officiel et de l’église officielle, il employa pour les combattre les mêmes motifs que De Maistre employait à les défendre. La poésie polonaise vanta, tout-à-fait à la mode des Soirées de Saint-Pétersbourg, cette majestueuse beauté du monde ancien, de la législation ancienne, de l’ancien culte, aux abus, aux maux de la veille, elle crut trouver un remède sûr en reculant dans les siècles ou ils n’apparaissaient pas encore, parce qu’ils s’y engendraient. Corriger le moyen-âge en lui substituant l’âge primitif, c’était tourner dans un cercle sans fin. On dénigra les idées modernes de constitution raisonnable. et raisonnée ; on donna aux révolutionnaires de 89 la figure odieuse de ces grands destructeurs que l’Orient a jadis envoyés sur la terre comme des fléaux, témoin le Pancrace de la Comédie infernale, un Mirabeau tartare. Qu’on examine de près le singulier livre publié l’année dernier par Mickiewicz ; on n’y découvrira qu’une chose, la réhabilitation continuelle de l’ère d’intuition, pour parler encore la langue de De Maistre, acceptée par son disciple : point de lois écrites dans la Pologne de l’avenir, point de rapports avec l’Europe et ses institutions, à moins que l’Europe elle-même ne se convertisse, point de propriétés individuelles, point d’état politique soumis à des formules, mais partout la pure et simple grandeur des mœurs rustiques, la vie agricole, la seule bénie du ciel. Est-il donc quelque chose dans ce tableau qui ne puisse s’accorder avec le régime moscovite au moins aussi bien qu’avec l’organisation patriarcale ? Et celle-ci pourtant ne reviendra pas. L’erreur de Mickiewicz, c’est justement qu’il espère la ramener ; c’est que, pour ennoblir cet état de nature, il attend un gouvernement par amour, où l’ame du chef réponde étroitement à l’ame du peuple ; s’il dédaigne les lois écrites, les formules, le mécanisme de notre société, c’est qu’il rêve la création «  d’une société de spontanéité et de bonne volonté. » Nous le disons avec tristesse, ce rêve est un mirage perfide où trop d’imaginations ont été s’user, trop de courages s’abattre. On aperçoit les eaux rafraîchissantes de l’Eden, une oasis des premiers jours du monde : on approche, il ne reste qu’un sable aride, un sol dévorant, la misère et la corruption du despotisme. Ce n’est pas avec ces vagues sentimens que marchent maintenant les peuples, et leur cœur se prend aujourd’hui