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vénérons en lui un apôtre du culte de la conscience et le premier fanatique du devoir dont la raison humaine ait eu à s’enorgueillir. Les accusations dont tant de graves personnages de l’antiquité ont chargé sa mémoire nous semblent tenir à des préoccupations et à des préventions qu’une critique éclairée ne saurait accepter de confiance[1]. Si Aristote prêtait l’autorité de sa raison aux bruits injurieux qui couraient sur son compte ; si l’épicurien Zénon l’appelait dédaigneusement le bouffon d’Athènes ; si, quelques années seulement après sa mort, Aristoxène écrivit sa vie dans un esprit de dénigrement qui allait jusqu’à la diffamation ; si Porphyre et Hiéronyme de Rhodes se complurent à répéter ces imputations en les exagérant encore, nous y voulons voir des rivalités d’école et de mauvais vouloirs personnels. Nous croyons qu’en l’accusant de bavardage et de violence, Caton le censeur cédait en aveugle à sa haine d’instinct contre tous les novateurs ; nous nous expliquons la réprobation presque universelle des premiers écrivains chrétiens[2] par la haine du paganisme et les colères que l’inintelligente réaction de Julien dut soulever contre les philosophes païens ; les injures du moyen-âge[3] nous semblent trop ignorantes, trop individuelles et trop intéressées pour s’imposer aux convictions, comme une tradition historique conservée par le bon sens de l’humanité. Toutefois, dans le désir de témoigner de son respect pour la philosophie et de réparer une injustice commise voilà deux mille ans, il ne faudrait pas non plus se passionner à rebours et condamner à tout hasard, comme criminels de lèse-majesté philosophique, les adversaires politiques de Socrate. Dans, l’antiquité, où la patrie était une idée si réelle et si vivante, l’homme disparaissait dans le citoyen, et il résultait de cette absorption des individus par l’état des devoirs sociaux qui ne s’arrêtaient pas même à la

  1. Voyez la brochure de M. de Limburg-Brouwer que nous avons citée en tête de cet article ; Luzac, De Socrate cive et De Digamia Socratis ; Schweighaeuser, Mores Socratis ; Gesner, Socrates sanctus posderasta, dans le second volume des Cornmentarii Societatis regiœ scientiarum Gottingensis, et réimprimé à Trèves en 1769 ; Wiggers, Sokrates als Mensch, Bürger und Philosoph, et l’article de M. Stapfer, Biographie universelle, t. XLII, p. 526.
  2. Nous excepterons, entre autres, saint Justin, qui le loue de ne pas avoir cru aux dieux de la patrie, Cohortatio, ad Groecos, p. 48, et saint Augustin, qui en fait un martyr de l’unité de Dieu, De Civitate.Dei, l. VIII, ch. III.
  3. Ainsi, dans l’Altercatio de Presbytero et Logico, le premier dit au second :
    Sermo vester…
    Semper est de Socrate homine tam reo.
    (Latin poems commonly attributed to Walter Mapes, p. 252.)
    Socraticus signifiait même méchamment ironique, car dans le Rapularius, v. 315, le poète dit d’un élève qui se moque d’un malheureux pendu dans un sac :
    Tunc quasi socraticus sic laeta voce salutat,
    Et quasi nil triste perpetiaturei.