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depuis Rollin et Toureil jusqu’à Voltaire, La Harpe et Lemercier, ils tenaient[1] le premier poète comique d’Athènes pour un misérable improvisateur de tréteaux, dont le débraillé et la perversité cynique auraient révolté la pudeur d’un parterre de la foire. Pour mieux prouver le caractère vénéneux des Nuées, le père Brumoy allait jusqu’à les comparer aux Lettres provinciales, et, dans un de ces emportemens du cœur qui lui étaient si familiers Camille Desmoulins traitait Aristophane de jésuite. Ces jugemens de tant de gens d’esprit sont graves sans doute ; rien ne leur manque pour inspirer la confiance que la connaissance des faits et l’intelligence de l’histoire. Ce prétendu improvisateur refaisait une seconde fois les pièces qui n’avaient pas obtenu la faveur populaire, et ses veilles laborieuses étaient devenues aussi proverbiales que celles de Démosthène[2]. Il n’y eut qu’une voix dans tout le peuple pour récompenser d’une couronne d’olivier les services courageux que ce méchant homme avait rendus à sa patrie, et ; lorsqu’il mourut, les ennemis d’Athènes s’en réjouirent comme d’une calamité publique. Cet impudent bateleur charmait encore l’intelligence chrétienne de saint Augustin ; selon Platon, le fin connaisseur en atticisme, les graces avaient bercé et porté son esprit dans leurs bras, et l’élégant philosophe préférait ses grossièretés à toutes les délicatesses des autres écrivains[3].

Si dans les comédies d’un pareil homme il se trouve quelques plaisanteries trop violentes pour nos habitudes, de modération et de fade politesse, on se tromperait volontairement en l’imputant à une dépravation de goût ou à une imperfection du sentiment moral. Toute œuvre d’art est condamnée à remplir deux conditions qui, quoique contradictoires en apparence, sont également inhérentes à sa nature. L’une est indépendante du temps et des lieux : c’est le sentiment de l’idéal, la conception abstraite de la beauté ; l’autre en est la réalisation dans le monde ; l’expression de l’absolu par des formes matérielles et temporaires. Un poète ne s’isole point dans sa pensée comme le ver à soie dans sa coque : être, pour lui, c’est produire, c’est manifester puissamment ses conceptions, rattacher par des chaînes d’or toutes les intelligences à son intelligence, et leur communiquer l’étincelle électrique que l’inspiration en fait jaillir ; mais on n’agit sur son temps qu’en parlant

  1. Peut-être ne faut-il excepter que Poinsinet de Sivry en sa qualité de traducteur, et Fréret, dont les Observations sur les causes et sur quelques circonstances de la condamnation de Socrate, lui sont beaucoup plus favorables ; voyez les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XLVII, p. 209. Les critiques étrangers lui sont beaucoup plus favorables : nous citerons Mitchel en Angleterre, Hermann, Wolf, Reisig, W. de Schlegel, Welcker, Süvern et Roetscher en Allemagne, Fritsch en Suisse, et Pol en Hollande.
  2. Ad Aristophanis lucernam lucubrare était une locution populaire.
  3. Au moment de sa mort, il avait même Aristophane sous son chevet ; Olympiodore, Vie de Platon, p. 78, édit. de Fisch.