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est heureux d’aimer. Cette faculté d’enthousiasme si digne d’envie est, en outre, la force intime de la critique. Nul ne désavoue ce qu’il y a de doux et de fécond tout à la fois, dans l’admiration ; mais la question est de savoir dans quelles limites se doit produire ce sentiment généreux, quelle loi doit le diriger. L’administration est-elle une sorte de fétichisme, d’idolâtrie à l’égard de certains hommes ? Toute discussion qui les touche devra-t-elle passer pour une hérésie, toute restriction pour une injure ? Si la nature, par un jeu bizarre, a mis des difformités sur la face de Mirabeau, faudra-t-il voir aussitôt dans ces difformités les signes de la beauté souveraine ? Devra-t-on s’agenouiller devant les faiblesses elles-mêmes des plus grands poètes et inventer des théories qui les justifient ? S’il en était ainsi, à quoi se réduirait le jugement des œuvres de l’esprit ? A une louange systématique qui donnerait naissance à une censure non moins aveugle ; ce serait d’un côté le dithyrambe, de l’autre la diatribe, et nulle part la vérité Non, une saine critique ne se laisse point aller à ces aveugles passions. Elle sait garder sa liberté même en face d’un homme de génie, marquant ses imperfections auprès de ses grandeurs, ses défaites passagères auprès de ses succès ; elle ose croire que la Chute d’un Ange ne vaut pas les Méditations que les Voix intérieures n’égalent pas les Feuilles d’automne, qu’Angelo et les Burgraves ne sont pas le dernier mot de la réforme dramatique moderne, et cette liberté donne plus de poids encore à son admiration lorsqu’elle l’exprime. La critique, elle aussi, a la notion du beau ; elle entrevoit l’idéal que poursuit la poésie, et pourquoi ne lui serait-il pas permis de confronter à cet idéal les hommes et les œuvres, de discuter, au point de vue de cette règle suprême, avec le poète le mérite de sa pensée et de l’expression qu’il lui donne ? C’est ainsi que s’accomplit le progrès littéraire sans qu’aucune des facultés de l’intelligence humaine ait à souffrir.

Ce qui est vrai dans ces régions élevées, ou la poésie et la critique se rencontrent dans leur plus solennel effort, l’est aussi, en changeant les termes, dans une sphère plus humble. C’est au génie seulement qu’est due une admiration éclairée et libre. Il est un autre sentiment que doivent éveiller les essais, les tentatives d’un rang plus modeste, les premiers chants de celui qui met le pied sur le seuil littéraire : c’est une sympathie sincère et attentive, sympathie d’autant plus naturelle aujourd’hui que la fidélité à la poésie est un dévouement méritoire, tant le cours des choses détourne des rêves désintéressés, des délicatesses de l’art, tant les sollicitations de la cupidité sont puissantes ! Et puis là, parmi cette foule obscure et sans gloire, se trouve aussi peut-être le jeune poète qui sera demain un homme de génie. Il faut donc accueillir ceux qui entrent dans l’arène de la poésie ; mais ici se pose encore la question de savoir quelle inspiration doit guider cette sympathie pour qu’elle soit efficace. Est-ce à dire que, par une complaisance plus cruelle cent fois que la sévérité la plus dure, il faille venir au secours de toutes les petites vanités en travail, de toutes les puérilités maladives, même des médiocrités honnêtes qui usurpent le nom de la poésie, et répéter l’antique macte anima à chaque rimeur qui aura mis en vers ses quinze ans ou aura exactement cousu ensemble les souvenirs d’une lecture de la veille ? Ce serait une sympathie trop commode et trop large, funeste pour ceux qui en seraient l’objet, injuste a l’égard de ceux qui se séparent déjà de la foule et se révèlent par quelque trait inattendu, puisqu’elle tendrait à les confondre