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qui semble l’initier aux mystères de ce que nos voisins appellent la haute vie.

Nous aurons probablement à revenir, dans nos études ultérieures, sur l’espèce de musée où mistress Gore a placé tant de physionomies différentes, orgueilleuses douairières, hommes d’état solennels, dandies écervelés, romanesques héritières, avides chasseurs de dots, femmes vaines et légères, maris infidèles ou trompés, et cette prévision nous dispense aujourd’hui de plus amples détails sur l’auteur de Cecil, de Pairs et Parvenus, et de tant d’autres agréables romans que la même saison a vus naître et mourir. Venons maintenant à sa comédie.

« Il est temps, disait le prologue, il est temps de tourner une page nouvelle, de montrer la vie comme elle est, les mœurs comme elles vont...

Life as it is and manners as they go. »


Et c’est là, effectivement, le but de presque toutes les comédies nouvelles ; mais en ceci, justement, gît l’immense difficulté de ce travail. Chaque époque, nous ne le contesterons pas, a ses tendances générales, d’où doivent naître nécessairement des penchans individuels, des habitudes, des travers, que n’ont pas connus les générations passées. Les passions demeurant les mêmes, leurs objets changent, aussi bien que leur expression. Il faut cependant, pour dégager les traits caractéristiques de ce mouvement confus qui nous presse, nous environne, nous entraîne, et auquel l’écrivain obéit tout comme ses contemporains, une faculté toute particulière et fort rare de réaction observatrice, d’isolement philosophique. L’auteur dramatique est entre deux écueils également redoutables. Si pour mieux juger, et avec plus de sang-froid, le monde qu’il veut peindre, il s’en écarte résolument, il aura chance de bien saisir la direction générale des esprits ; mais il perdra la science des détails, le sentiment de la vérité individuelle, l’espèce de sympathie et d’indulgence que le monde réclame de ceux-là même qui se chargent de railler et de châtier ses ridicules. La solitude fait des Caton, mais non pas des Molière. En revanche, une fois mêlé à ce tourbillon d’atomes brillans et parfumés qui se jouent dans l’atmosphère lumineuse des salons, il devient malaisé de conserver le sang-froid, le désintéressement, la netteté de coup d’œil, la sensibilité délicate de l’intellect que réclame la tâche ardue de l’auteur comique. Le monde fait des Brummell et non des Sheridan. Tirez-vous de cet embarrassant dilemme !

On s’en tire cependant à force d’esprit et de génie, quand on a reçu du ciel, à doses égales, la faculté d’entraînement et la faculté d’observation, l’esprit sympathique et l’esprit moqueur. On s’en tire lorsqu’on