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à chaque troupeau met en regard, d’un côté, les frais de fermage, d’impôt, d’abri, de garde et de nourriture, et, de l’autre côté, les sommes que fournissent la vente sur pieds, le laitage ou les toisons : souvent on s’étonne de ne pas rentrer dans les déboursés. Néanmoins les cultivateurs exercés savent que, si le bétail ne rend pas directement, il s’acquitte par l’engrais qu’il donne, par le surcroît de fertilité qu’il détermine dans les champs où il pâture. M. Desjobert a cru trouver dans ce fait un de ses plus forts argumens contre l’Algérie : « J’ai nourri pendant douze ans, dit-il dans son dernier manifeste, 40 à 50 vaches avec du fourrage à 5 fr. et des betteraves à 1 fr. 80 cent. les 100 kilogrammes ; j’avais pour les diriger et les soigner des gens comme l’Afrique n’en verra jamais ; mes comptes, rigoureusement tenus en parties doubles, sont à la disposition des concessionnaires ; ils y verront que le compte des bestiaux n’a pas toujours présenté des bénéfices. » Ne faut-il pas ce genre d’aveuglement qui afflige les esprits systématiques pour ne pas voir la différence qui existe entre la colonie et la métropole ? En France, des propriétés rétrécies et hors de prix ; en Algérie, des espaces immenses et presque sans valeur : d’un côté, des prairies où on n’entretient la végétation qu’à force d’art et de dépense ; de l’autre, des herbages naturels et inépuisables, riches en plantes aromatiques, ou naturellement imprégnés, dans le voisinage de certaines eaux, de ce sel que le fisc avare refuse à nos laboureurs ! Chaque jour, d’ailleurs, la prime offerte à la spéculation européenne s’élève. Lorsque les Français prirent possession de la régence, le bétail y était si prodigieusement multiplié et à si vil prix, qu’on désespéra de pouvoir jamais soutenir la concurrence des indigènes. Les tribus qui avoisinent le désert livraient des moutons au prix moyen de 2 francs ; les bœufs, élevés principalement dans les montagnes, valaient de 20 à 30 francs ; les chevaux étaient nombreux, et, malgré la répugnance qu’ont les Arabes à les vendre, on les obtenait facilement au prix de 100 à 150 francs. On avait un âne pour 10 francs. C’est que, jusqu’alors, ces animaux, abandonnés à eux-mêmes dans des espaces illimités, cherchant sans obstacles les pâturages les plus riches, s’étaient multipliés au-delà des besoins d’une population sobre et clairsemée. Peu à peu, le bétail s’est raréfié. L’invasion subite d’une armée nombreuse et de tous les êtres voraces qu’elle traîne à sa suite, les ravages de la guerre, les émigrations des tribus, le gaspillage, la confiscation de beaucoup de terres, ont détruit l’équilibre entre la consommation et les besoins. « Les indigènes nous amènent encore de maigres troupeaux, dit l’abbé Landmann, mais bientôt ils ne le pourront plus, et, si le gouvernement français ne s’occupe pas spécialement de la reproduction du bétail, il sera bientôt dans la nécessité, même en temps de paix, de faire venir et de paver au poids de l’or les bœufs d’Espagne et d’Italie. » En effet, le prix des bestiaux sur pied est aujourd’hui de six