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il faut venger Griseldis. Elle restera sans doute ce qu’elle était, elle sera toujours la femme dévouée, la créature soumise, baisant la main qui la frappe, mais sa dignité sera sauvée. Or, avant de renouveler l’esprit de la légende, M. Halm a cru devoir en modifier aussi les détails, et ici l’inspiration est assez malheureuse, ce me semble. Nous ne sommes plus à Bologne, comme dans le récit de Boccace ; ce n’est pas la marquise de Salaces qui va paraître sur la scène. Le drame est transporté en Angleterre, à la cour du roi Arthur. Voici les chevaliers de la Table-Ronde : Lancelot du Lac, Kenneth l’Écossais, Tristan-le-Sage, Perceval le Gallois : c’est Perceval qui est le mari de Griseldis. Encore une fois, cette invention ne vaut rien. Pourquoi mêler des souvenirs si différens ? Qu’y a-t-il de commun entre ces traditions que vous confondez à plaisir ? A quoi bon substituer Perceval au marquis de Saluces ? Le mari de Griseldis, le seigneur sans pitié qui impose à l’humble créature de si cruelles épreuves, comment serait-ce le chevalier Perceval, dont Wolfram d’Eschembach, après Chrétien de Troyes, a raconté les mystiques aventures ? M. Halm, je le crains bien, n’a cherché là qu’un tableau brillant, une mise en scène plus poétique. Il lui a paru nouveau d’encadrer la gracieuse légende dans la cour splendide des chevaliers d’Arthur, et de broder un conte populaire sur le fond des épopées féodales. C’est une fantaisie puérile, qui ne mérite pas un blâme très sévère, mais qu’il fallait signaler. Arrivons cependant au drame lui-même.

Perceval est le plus intrépide des chevaliers de la Table-Ronde ; nul n’a plus de résolution dans la bataille, plus de générosité après la victoire. C’est lui qui a cueilli dans les expéditions aventureuses la fleur d’or de la chevalerie bretonne. Or, Perceval n’aime point la cour : il est rude, sauvage, et ne sent son cœur à l’aise qu’au fond de son manoir agreste, dans la solitude de ses forêts. N’est-ce pas là qu’il garde son cher trésor, sa femme dévouée, sa bien-aimée servante, Griseldis ? Perceval a désiré un amour sans bornes ; il a voulu régner sans contrôle sur une ame qu’un seul sentiment posséderait. Il a réussi. Griseldis était pauvre ; elle vivait dans les bois avec son vieux père Cédric, Cédric le charbonnier. Belle, naïve, aimante, elle a charmé son noble maître, et la fille du charbonnier est aujourd’hui la femme de Perceval le Gallois. Griseldis aime Pereeval comme le croyant aime son Dieu ; jamais le sacrifice d’une volonté à une volonté, jamais le don d’une vie entière n’a été plus complet et plus sincère. Griseldis est devenue par l’amour ce qu’était la femme de la société antique, elle est librement esclave, et elle dit à Perceval, comme Tecmesse à Ajax : « Salut, maître ! » Que ce seul mot suffise : Perceval est le maître d’une ame. Aussi, vous devinez comme il se confie dans la plénitude de ce dévouement si profond. Quand il vient à la cour du roi Arthur, les plus nobles dames, duchesses,