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fille ? la communauté est déjà à l’ouvroir. Allez, et, en faisant votre tâche, dites mentalement dix Pater et dix Ave Maria, pour avoir manqué à la sainte obéissance.

Puis, se tournant vers Mlle de Chameroy, elle ajouta : — Vous, ma chère enfant, préparez-vous à vous rendre au parloir. Vous avez à vous acquitter d’un dernier devoir envers le monde : il faut que vous demandiez à votre tuteur, M. le baron de Favras, son consentement pour prendre le voile, et que vous lui témoigniez votre désir qu’il assiste à la cérémonie. Je l’ai fait prier de venir aujourd’hui à cet effet, et tantôt vous le verrez à la grille.

— Oui, ma chère mère, répondit Mlle de Chameroy avec une passive soumission. Il y avait des années qu’elle n’avait aperçu le visage de ce vieux tuteur, qui, après avoir remis entre les mains de la supérieure la petite dot des deux sœurs, ne s’était plus occupé de leur avenir, et elle jugeait avec raison qu’il avait oublié à peu près leur existence.

La mère Madeleine reconduisit Mlle de Chameroy jusqu’à la cellule solitaire où elle était en retraite, ensuite elle se rendit au petit parloir. Le père Boinet y entrait en ce moment.

— Eh bien ! mon révérend père, s’écria la mère Madeleine, quel est le résultat de la démarche que vous avez eu la charité de tenter ?

— Elle a eu un plein succès, grâce au ciel, répondit le père Boinet de l’air satisfait d’un homme qui vient de triompher dans une entreprise difficile. M. le baron de Favras viendra tantôt signifier à sa pupille qu’il s’oppose à sa prise d’habit.

— Il fera cela ! mon révérend père, s’écria la mère Madeleine avec joie ; vous êtes certain qu’il le fera ?

— Il y est très résolu.

— Et c’est votre révérence qui, par ce don de persuasion qui lui est particulier, a tout à coup obtenu du baron de Favras qu’il se chargeât de ces orphelines ?

— A Dieu ne plaise que je me fasse honneur de sa résolution ! mon éloquence n’y est pour rien. M’étant enquis d’abord de ce qu’était le baron de Favras, j’abandonnai ma première idée, laquelle consistait à lui confier l’embarras où nous jetait l’éloignement subit de Mlle de Chameroy pour l’état religieux, le scandale qui pourrait s’ensuivre si l’on forçait sa vocation, et le danger d’un tel exemple pour la communauté. Le baron est un vieil officier des armées du roi, qui a toute la rudesse et l’esprit absolu des gens de guerre. Il est entiché de jansénisme et se pique d’austérité ; pourtant il ne va guère à la messe que les jours où elle est d’obligation ; il a en abomination les gens de notre robe et ne va au sermon que lorsqu’un père de l’Oratoire monte en chaire. Vous concevez, ma révérende mère, que je ne pouvais agir directement