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Un jour, ce doit être la dernière fois que je l’ai vu, il était tout habillé de noir, et apparemment ce costume lugubre me fit peur, car, lorsqu’il vint à moi pour m’embrasser, je me détournai en jetant des cris. Il n’était plus au château, alors ; il était dans un endroit que je ne me rappelle plus... Pourtant je vois, je vois encore....

Elle s’interrompit comme pour démêler des scènes, des tableaux dont les traits étaient épars dans sa mémoire ; puis elle reprit tout à coup en se retournant vers Balin : — Mais vous étiez là alors ; je m’en souviens, c’est vous qui m’avez portée dans vos bras jusqu’à la chambre où était mon père... Ensuite vous m’avez ramenée à ma tante Philippine, et je n’ai fait que pleurer tout le long du chemin, je ne sais pas pourquoi. Vous voyez bien que je m’en souviens.

— Il est vrai ! répondit Balin, qui l’avait écoutée en pâlissant, et dont les lèvres tremblantes ne purent articuler que ce seul mot ; mais Félise, préoccupée de ses propres pensées, ne s’aperçut point de son trouble. Après un long silence, il reprit : — Souffrez que je vous donne un conseil. Ne répétez jamais à Suzanne ce que vous venez de me dire ; gardez-vous surtout d’en parler devant mademoiselle, et ne lui adressez jamais aucune question sur votre famille.

A ces mots, il prit un flambeau et marcha devant Félise, qui rentra tristement dans sa chambre. Suzanne se hâta de la mettre au lit, ensuite elle fit le tour de la chambre, regarda si tout était clos, et se retira en emportant les lumières. Lorsque Félise se retrouva seule sous ses rideaux, au milieu du silence et des ténèbres, elle se prit à penser et à se recueillir. Depuis qu’elle avait franchi la porte du couvent, un triste étonnement l’avait distraite de sa douleur ; mais lorsqu’elle eut perdu de vue cet intérieur si sombre, ces visages mélancoliques, lorsqu’elle n’entendit plus résonner à son oreille la voix aigre de Suzanne et le fausset enroué de Balin, elle songea derechef à sa pauvre tante Geneviève et recommença à la pleurer amèrement. Long-temps elle inonda de ses larmes l’oreiller de toile de Hollande où reposait sa tête ; vers le matin, elle s’endormit enfin, ou plutôt elle s’assoupit, accablée de fatigue.

Le jour comme la nuit, un morne silence régnait dans l’hôtel habité par Mlle de Saulieu ; l’on n’y entendait aucun des bruits du dehors, car la façade intérieure était séparée de la rue par la cour et par le profond vestibule, dont les portes étaient toujours fermées. Lorsque Félise s’éveilla, elle reconnut qu’il faisait jour à un faible rayon qui traversait une fente des volets et tombait sur son oreiller. Elle se hâta de se lever ; en ce moment, une horloge voisine, celle du couvent peut-être, sonna neuf heures.

— Sainte Vierge ! ma tante Philippine va me gronder, et sa mauvaise