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matériel d’un pareil engin de pêche doit être énorme. Aussi emploie-t-on un bateau à vapeur pour le transporter chaque année de Palerme à Favignana. Le bras de mer placé entre cette île et Levanzo est très propre à l’établissement d’une tonnara,’ comme l’appellent les Siciliens, et le droit de pêche, dans cette seule localité, est affermé 60,000 francs.

Dans les premiers temps de notre séjour à la Torre dell’ Isola, nous avions vu passer le navire chargé de la madrague de Favignana. Depuis cette époque, on travaillait à l’établir ; elle venait d’être achevée quand nous arrivâmes dans l’île, et déjà quelques thons avaient été vus dans les premières chambres. Nous désirions vivement assister à une de ces grandes pêches dont le tableau de Joseph Vernet peut donner une idée, et qui sont pour les habitans de ces contrées de véritables solennités. Les récits de nos marins, dont les yeux étincelaient au seul mot de tonnara, avaient encore accru ce désir, et le signer Bartholini se chargea de nous prévenir quand il serait temps. Nous reçûmes bientôt l’avis de nous tenir prêts. Des drapeaux avaient été arborés sur les points élevés de l’île. C’étaient autant de signaux qui appelaient les pêcheurs de la côte à se rendre à la tonnara. Pas un, je crois, ne manqua au rendez-vous. De Trapani à Mazara, toutes les barques se mirent en mouvement, et, au point du jour, la mer était couverte d’une nombreuse flottille dont les cent voiles latines, convergeant vers un même point, présentaient un coup d’œil des plus pittoresques. Bientôt la Sainte-Rosalie fut au milieu d’elles, et, grace aux efforts de nos marins, dont la circonstance doublait les forces et l’activité, nous atteignîmes la madrague assez à temps pour suivre, dans toutes ses péripéties, le drame sanglant dont elle devait être le théâtre.

Si quelque lecteur trouve exagérées les expressions qui précèdent, qu’il vienne juger par lui-même, qu’il monte avec nous sur une de ces grandes barques dessinant au milieu de la mer une enceinte fermée, d’environ cent pieds carrés. — Cinq cent cinquante thons, poussés de chambre en chambre par des portes qui se refermaient derrière eux, sont arrivés dans la dernière, dans la chambre de mort. Celle-ci possède un plancher mobile formé par un filet que des cordages permettent de ramener du fond à la surface. Toute la nuit, on a travaillé à l’élever peu à peu, et maintenant chacun de ses bords repose sur un des côtés du carré formé par les barques. En face de nous se tient le propriétaire de la tonnara, entouré de son état-major et d’un groupe gracieux de dames venues de Palerme pour assister au spectacle qui se prépare. A droite et à gauche, les deux barques principales portent l’armée des pêcheurs. Ces barques, entièrement vides et découvertes, attendent leur chargement. Seulement une longue poutre, allant d’une extrémité à l’autre, laisse entre elle et le plat-bord une sorte de couloir étroit où se pressent deux cents marins accourus de vingt lieues à la