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il s’applique à tirer toutes les vérités qui en découlent. On conviendra que ce n’est pas là un travail rebattu.

« Je ne respirais plus, dit Monos ; la circulation de mon sang s’était arrêtée ; mon cœur avait cessé de battre. La faculté de vouloir me restait, mais impuissante. Mes sens cependant, animés d’une activité extraordinaire et livrés à une confusion bizarre, usurpaient les fonctions l’un de l’autre. Le goût et l’odorat, par un amalgame inextricable, s’étaient fondus en une seule et même faculté, tout-à-fait anormale et d’une intensité extrême. L’eau de rose que vos tendres mains avaient versée sur mes lèvres, à l’heure suprême, réveillaient en moi l’idée de fleurs inconnues, aux parfums tout nouveaux pour moi ; fleurs idéales, bien autrement belles que celles du monde ancien, mais dont je vous montrerai ici les gracieux prototypes. Mes paupières, vides de sang et parfaitement transparentes, ne m’empêchaient qu’à demi de discerner les objets. Le défaut de ma volonté, pour un temps paralysée, empêchait mes prunelles de se mouvoir dans leurs orbites, mais tout ce qui se trouvait dans le rayon de l’hémisphère visuel m’apparaissait, plus ou moins distinct ; la cornée d’ailleurs était devenue plus sensible que la rétine, et l’anomalie était si complète, que les effets de la vision se traduisaient en phénomènes acoustiques, en sons harmonieux ou discordans, selon que les objets placés à côté de moi se trouvaient plus ou moins éclairés, et m’offraient des lignes courbes ou des angles brusquement coupés. En même temps, l’ouïe fonctionnait, bien que surexcitée, d’une façon assez régulière ; seulement elle jugeait les sons avec une précision, une sensibilité, que je qualifierais volontiers d’extravagantes. Le toucher avait subi une modification plus particulière encore : de ses impressions, tardivement reçues, mais conservées avec une ténacité inaccoutumée, résultait toujours une volupté physique exaltée jusqu’au paroxysme. Ainsi le contact de vos doigts, doucement appuyés sur mes paupières, contact dont je ne m’étais rendu compte, au premier abord, que par la vue, après un certain temps, et lorsque depuis plusieurs minutes vous aviez retiré votre main, remplit tout mon être d’une sensation délicieuse, impossible à exprimer dans toute son énergie. Cette sensation était, remarquez-le, purement physique ; toutes mes perceptions demeurant limitées dans l’ordre matériel, les images transmises par les sens à mon cerveau, désormais passif, ne subissaient aucune de ces transformations que leur imprime une intelligence vivante. Aussi n’éprouvais-je que peu ou point de souffrance, tandis que les plaisirs étaient nombreux et démesurés. Au moral, ni plaisir ni peine. Le néant dans toute son apathie, etc. »

Nous ne prolongeons pas cette citation curieuse, indispensable pour justifier ce que nous disions plus haut du caractère à part qu’avait, chez M. Poe, cette anatomie d’un mort disséqué par lui-même.