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passionnée. Les palmes de l’Institut n’avaient verdi que fort tard pour l’illustre maître. A mesure que le calme s’était fait autour de productions devenues moins fréquentes, il semblait que l’Académie se fût réchauffée au souvenir d’un mérite oublié si long-temps. Elle avait épuisé ou à peu près la liste des noms qui se recommandaient à elle par des succès d’école ou par des liens de confraternité. « Il n’avait appartenu, » dit naïvement le secrétaire perpétuel dans l’éloge public prononcé deux ans après la mort de Prudhon, « ni à l’Académie ni à aucune école ; il était donc étranger à ces liaisons d’élèves contemporains qui établissent dans la suite une sorte de devoir d’aider les autres à parvenir[1]. »

Mais, à supposer qu’une si tardive distinction l’ait trouvé sensible, de quel intérêt allaient devenir pour lui et les distinctions et la gloire même et son art dont il avait fait jusqu’alors sa consolation ! La mort tragique de Mlle Mayer vint tout à coup renverser toutes les espérances qu’il avait pu former pour le repos de ses dernières années. Cet événement le surprit au milieu de la vie calme et retirée où nous venons de le montrer. Cette malheureuse femme se tua dans un accès de noire mélancolie ou plutôt de folie portée à son comble. Ce dernier motif paraît le seul vraisemblable. Un certain égarement, des manières singulières et tout-à-fait inaccoutumées chez elle, eussent pu faire pressentir cette catastrophe. On voulut éloigner Prudhon avant de lui apprendre l’affreuse nouvelle, mais on ne put y parvenir, et il pénétra dans l’appartement de Mlle Mayer, qu’il trouva baignée dans son sang. Que ceux qui ont vu devant leurs yeux et pressé dans leurs bras le corps inanimé d’un objet chéri et ravi à jamais se rappellent leur propre douleur, et ils auront une idée de celle de ce malheureux qui, se jetant sur ce corps insensible et dans l’égarement de ses esprits, cherchait à le ranimer et à refermer l’horrible blessure. Il fallut l’entraîner tout couvert de sang. Avec ces tristes restes allaient disparaître ses dernières joies et presque ses derniers sentimens.

Il est inutile de chercher les causes d’une résolution si cruelle. Chez certaines natures, de sombres idées naissent souvent au sein d’une situation qui présente les apparences du calme. Une exaltation passagère peut bien donner à de tels mouvemens, nourris et envenimés en secret et dans des heures funestes, une intensité et un emportement capables de pousser l’ame aux dernières extrémités. Est-il un seul sentiment de quelque violence qui ne touche à la démence par quelque point, et dans un esprit bouleversé et hors de soi quelles bornes assigner au désespoir, même quand il n’est fondé que sur des motifs qui semblent frivoles ? Gros, au comble de la réputation, et quand il n’avait

  1. Notice historique sur la Vie et les Ouvrages de M. Prudhon, lue à la séance de l’Académie des Beaux-Arts, le 20 octobre 1824, par M. Quatremère de Quincy, secrétaire perpétuel.