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qu’il m’eût fait un mystère de ses projets. Un dénouement si triste m’émut profondément.

— Ah ! si Bermudes était ici, s’écria don Ramon, je n’aurais pas à gémir sur tant de pertes réitérées. Que Dieu et monseigneur saint Joseph permettent que Bermudes revienne bientôt !

Ce Bermudes, surnommé el Matasiete[1], était ce même chasseur que j’avais rencontré en compagnie d’un coureur des bois canadien lors de mon excursion au placer de Bacuache, et qui m’avait donné, on s’en souvient peut-être, rendez-vous à la Noria[2].

Les ferventes prières du propriétaire durent certainement monter jusqu’au ciel, car, au moment même où il les prononçait, un homme entra dans la salle où nous étions, et dans cet homme, que la Providence semblait ramener à la ferme, je reconnus Bermudes-el-Matasiete. Un mouchoir à carreaux, tout maculé de larges taches de sang desséché, était son unique coiffure. Les boutons de métal et les galons d’argent qui, bien que ternis, rehaussaient encore quelque peu sa veste et ses pantalons de cuir, avaient disparu jusqu’au dernier. Des lambeaux de chemise s’échappaient par les déchirures de la veste en mèches effilées, et les doigts des pieds sortaient de ses chaussures usées par la marche. Quant à sa figure, elle gardait encore l’expression d’intrépidité chevaleresque qui déjà m’avait frappé. Le soleil avait seulement ajouté une teinte plus foncée encore au hâle de ses joues.

— Est-ce bien toi, Matasiete ? s’écria don Ramon en s’avançant vers lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion.

Matasiete ! Vous pouvez bien dire Mataquince (tue-quinze), s’écria le chasseur en se redressant d’un air théâtral ; oui, c’est bien moi, quoique vous ayez peut-être cru ne plus me revoir.

— J’avoue, lui dis-je, que je commençais à craindre que vous ne revinssiez pas.

Lorsque, quinze jours auparavant, j’avais rencontré dans les bois le chasseur mexicain et son compagnon d’armes le Canadien, la mâle physionomie, les allures résolues de ces deux aventuriers avaient produit sur moi une vive impression. Notre rencontre n’avait dû être pour eux qu’un incident ordinaire dans la vie des bois, un fait insignifiant depuis long-temps oublié. Je rappelai donc à Bermudes la soirée qu’il avait passée à mon bivouac, dans les bois de Fronteras, après avoir retrouvé les traces d’un parti d’Indiens qui avaient donné l’alarme aux habitans de ce village. Je lui rappelai comment, dépouillé par ces brigands du fruit d’une périlleuse campagne, privé de son cheval, dont ils ne lui avaient laissé que la selle, il avait fait vœu devant moi de les

  1. Littéralement tue-sept.
  2. Voyez la livraison du 15 août dernier.