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poursuivre jusqu’au fond de leurs déserts, de porter sur sa tête la selle de son cheval jusqu’à ce qu’il l’eût mise sur le dos de l’un d’eux, de les attaquer et de les tuer partout où il les rencontrerait, de vendre leurs enfans comme esclaves, et de consacrer le produit de la vente aux âmes du purgatoire (animas benditas). Bermudes avait, on le voit, avec ces saintes âmes un compte assez délicat à régler. Sa réponse m’indiqua cependant qu’il regardait cette affaire d’honneur comme conclue ; elle me prouva aussi qu’il se souvenait parfaitement de notre rencontre, car ces coureurs des bois n’oublient jamais l’homme qu’ils n’ont même fait qu’entrevoir : ils en remontreraient sur ce point aux physionomistes les plus exercés. Toutefois je dus renoncer pour le moment à entendre le récit de l’aventureuse campagne de Matasiete. Je m’étais aperçu que le chasseur désirait entretenir don Ramon en particulier, et j’ajournai toute nouvelle question à un moment plus opportun.

En quittant Matasiete, je me dirigeai instinctivement vers l’endroit où j’avais vu les cepos et les autres instrumens de supplice usités dans l’hacienda. C’était l’heure où le péon devait subir la peine encourue par sa maladresse. On sait que le cepo ou cep est formé de deux traverses de bois qui se superposent l’une à l’autre. Une demi-lune ou échancrure semi-circulaire, pratiquée dans chacune de ces traverses, sert à enfermer les jambes ou le cou du patient. Ces traverses de bois sont exhaussées de façon à ce que les jambes soient plus élevées que la tête, qui s’appuie sur la nuque dans une position d’abord peu gênante, et au bout de quelques heures insupportable. Une demi-douzaine de cepos ainsi disposés s’élevaient dans une petite cour, dominés par un pilori ou picota qui ne servait que dans les occasions solennelles.

La mésaventure du péon m’avait vivement touché, et je m’étais promis de lui porter quelque secours ; mais la Providence, qui se sert des moyens les plus ordinaires pour venir en aide aux nécessiteux, m’avait déjà devancé, et indemnisé mon protégé plus largement que je ne comptais le faire moi-même. Sur un des cepos, un homme seul était étendu, le corps et la figure exposés aux rayons d’un soleil dévorant, tantôt s’exhaussant sur les coudes, tantôt se faisant de ses mains un abri contre la clarté qui l’aveuglait. Ma surprise fut extrême, quand, à la place du péon, je reconnus mon ami Martingale.

— Par quelle singulière aventure, lui demandai-je, vous trouvez-vous dans cette position critique ?

— Hélas ! seigneur cavalier, c’est par suite de mon bon cœur et de ma mauvaise étoile, et aussi par la protection de mon ami Benito, le nouveau majordome ; mais, puisque le hasard vous rend témoin de mon infortune, mon honneur exige que vous en sachiez le motif.

J’écoutai la justification de Martingale.

— Ce motif est des plus honorables, reprit-il. Quand j’appris qu’un