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LE COMTE.

Merci pour le premier ; quant à mon salut, fiez-vous-en à ce sabre.

PANCRACE.

Votre Dieu ! votre sabre ! fantômes que tout cela ! Mais des milliers de voix ont déjà sur vous crié : Anathème ! Mais vous voilà entouré de milliers de bras prêts à vous saisir. Et qu’est-ce qu’il vous reste ? Quelques arpens qui suffisent à peine à vous y enterrer. Comment pourriez-vous résister ? Dans quel état est votre artillerie ? Où sont vos vivres, où sont vos munitions de guerre ? et, par-dessus tout, où est votre valeur ? Si j’étais à votre place, je saurais ce qu’il me reste à faire.

LE COMTE.

Je vous écoute toujours, et vous voyez avec quelle patience.

PANCRACE.

Eh bien ! moi, comte Henri, je dirais à Pancrace : Alliance, soit ! Je congédie mon armée, et je conserve mon titre de comte et mes biens dont vous, Pancrace, me garantirez la possession.

Quel âge ?

LE COMTE.

Trente-six ans.

PANCRACE.

Une quinzaine d’années à vivre tout au plus, car des hommes comme vous ne vivent pas long-temps. Votre enfant est plus près du tombeau que de la puberté. Une seule exception ne nuira en rien à l’ensemble. Restez donc le dernier des comtes dans cette contrée ; régnez paisiblement dans votre manoir ; faites peindre les portraits de vos ancêtres, sculpter leurs armes, et abandonnez-nous les misérables de votre caste : laissez passer la justice du peuple. A votre santé, le dernier des comtes ! (Il vide une autre coupe.)

LE COMTE.

Tes paroles sont autant d’injures. Croirais-tu par hasard pouvoir m’attacher à ton char triomphal ? Assez, Pancrace, assez ! Je ne puis te répondre d’une manière convenable ; la providence de ma parole veille sur toi.

PANCRACE.

Parole de chevalier ! honneur chevaleresque ! vous déroulez là des chiffons usés, fanés, qu’on distingue à peine au milieu des couleurs brillantes de la bannière humanitaire. Oh ! je te connais ; je te maudis ! Plein de vie, tu épouses un cadavre ! tu voudrais croire encore aux castes, aux reliques, au mot de PATRIE ! Mais, dans le fond de ton ame, tu reconnais que tes frères ont mérité la peine, et avec la peine l’oubli.

LE COMTE.

Et vous et les vôtres, qu’avez-vous mérité ?

PANCRACE.

La victoire et la vie. Je ne connais qu’une seule loi devant laquelle je m’incline, cette loi qui force le monde de passer d’une sphère dans l’autre. Elle est destructive de votre existence, et vous crie par ma bouche : O vous tous, vieillis, pourris, repus, pleins de mangeaille et de boisson et de vers rongeurs, faites place à ceux qui sont jeunes, affamés et robustes ! Mais je voudrais te sauver, toi seul.