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gagné là définitivement un royaume. Encore si ce royaume eût été toute l’ancienne Pologne, si les princes allemands n’eussent rien gardé des premiers démembremens, ils auraient pu compter pour se défendre sur les justes passions des peuples ; mais la Russie s’est assuré d’éternels complices en partageant son butin ; elle a enchaîné la Prusse et l’Autriche à sa politique, en même temps que cette solidarité leur créait des embarras qui favorisaient sa propre grandeur. Le gouvernement moscovite ne recule devant aucun moyen pour hâter l’extinction d’une nationalité rebelle à son empire ; il en use bravement à la façon des barbares : les gouvernemens de Vienne et de Berlin doivent compter avec l’opinion de l’Europe. D’autre part, ils n’osent point accorder à leurs sujets polonais les droits politiques dont la jouissance pourrait seule balancer la désaffection produite par le joug d’une race étrangère, et ces incurables mécontentemens tournent au panslavisme, trop malheureusement exploité par les Russes. Aussi qu’est-il arrivé dans la dernière insurrection ? C’est contre la Prusse et l’Autriche qu’on se révolte, et, tandis qu’en 1830 la Russie demandait du secours à Vienne et à Berlin, c’est elle aujourd’hui qui consent à en porter. Gentz disait avec raison : La Russie est la seule puissance qui ait peu à perdre et tout à gagner dans une conflagration générale.

Où sont, en effet, les bénéfices que la Prusse ait tirés de l’occupation de Posen, et n’a-t-elle pas payé bien cher l’anéantissement de la Pologne qui lui semblait pourtant si désirable ? La Prusse n’avait pas encore eu le temps d’oublier qu’elle avait été elle-même un fief polonais. Frédéric II était pressé de venger les humiliations du fondateur de la royauté prussienne, et elles avaient été nombreuses. Il avait fallu que Frédéric Ier s’abaissât au plus bas devant l’Autriche, promît de voter toujours avec elle en diète, reconnût solennellement la suprématie polonaise, et protestât pour lui et pour ses successeurs qu’il considérait les droits de la Pologne sur la Prusse comme inaliénables. Toutes ces déclarations dataient seulement de 1700 et de 1701, et c’était à ce prix que la couronne électorale était devenue couronne royale. Que la Prusse, agrandie par un héros, se fortifiât en reprenant les anciennes provinces allemandes de la Pologne, qu’elle eût l’ambition de couvrir l’Europe, comme la Pologne l’avait fait autrefois, l’œuvre était séduisante ; mais vouloir l’accomplir en démembrant le pays slave de concert avec les Russes, ce n’était plus élever un rempart contre la Russie, c’était lui ouvrir une brèche. « Je suis Allemand et ne veux être qu’Allemand, » disait le Grand Électeur. Posen force la Prusse d’avoir un pied en Asie. Vainement elle fait du mieux qu’elle peut pour se concilier les populations du duché ; elle ne surmonte pas le sentiment national qu’elle voudrait abolir. Posen est comme un poids de plomb qui gêne tous ses mouvemens ; on dit qu’il est de l’honneur de ne pas se laisser dépouiller, et que Posen est éternellement Prussien ; mais est-ce qu’on ne donnerait pas beaucoup si l’on devait avoir en compensation la Saxe ou le Hanovre ? Il arrive bien des choses dans le monde dont rien n’était écrit dans les protocoles des diplomates.

Quant à l’Autriche, elle eut toujours de grandes répugnances pour le crime politique dont elle partageait la solidarité. Trois causes décidèrent Joseph II à passer par-dessus les règles d’équité qu’il professait : un rêve impérissable au cœur des monarques autrichiens, le rêve du saint-empire ; le désir philosophique de propager une civilisation supérieure chez une race qu’il considérait comme