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vapeurs. La couleur sanglante de ses rayons se répand au loin sur la vallée. Signes prophétiques, ils m’annoncent ma fin. Eh bien ! je vous salue avec un cœur plus ouvert que je ne vous ai salués précédemment, promesses de joie, d’illusions et d’amour.

Ce n’est ni par l’intrigue ni par la trahison ou les bassesses que j’ai vu couronner mes souhaits ; non, je ne suis pas arrivé si haut d’un seul coup ; c’est insensiblement, c’est pas à pas, comme toujours je l’avais rêvé.

Et à présent je touche au seuil de mon rêve éternel ; oui, je suis bien le chef suprême de tous ceux qui hier encore étaient mes égaux.

Une chambre du château éclairée par une lampe. — George est assis sur le lit. Le Comte entre et dépose ses armes sur la table.
LE COMTE HENRI.

Faites placer cent hommes sur les redoutes. Après une bataille aussi longue, les autres peuvent se reposer.

UNE VOIX, derrière la porte.

Que Dieu nous vienne en aide !

LE COMTE HENRI.

Tu as sans doute entendu les coups de fusil, le tumulte de notre sortie ? Mais tranquillise-toi, mon enfant, ce n’est ni aujourd’hui ni demain que nous périrons.

GEORGE.

J’ai tout entendu, mais cela ne m’a pas effrayé. Autre chose me fait frémir, mon père.

LE COMTE.

Tu craignais pour moi ?

GEORGE.

Non, car je sais que ton heure n’est pas encore arrivée.

LE COMTE.

Mon ame, pour aujourd’hui, est soulagée, car dans la vallée les corps de nos ennemis sont étendus sans vie. Nous sommes seuls ; raconte-moi, mon enfant, toutes tes pensées. Je les écouterai comme jadis, lorsque nous étions dans notre maison.

GEORGE.

Suivez-moi, mon père. Là, au fond, un terrible jugement s’apprête[1]. (Il va vers une porte cachée dans le mur et l’ouvre.}

LE COMTE.

Où vas-tu ?… Qui t’a montré ce passage ? Là sont d’obscurs caveaux, là pourrissent les os d’anciennes victimes…

GEORGE.

Où ta vue ne saurait apercevoir le soleil et la lumière, mon esprit à moi sait y voir et m’y conduire. Ténèbres, allez aux ténèbres… (Il descend.)

  1. Le Comte est puni par les deux êtres qui sont victimes de son égarement, par sa femme et par son fils. La mort de sa femme a déjà châtié dans le Comte le sacrifice des devoirs domestiques à la fausse poésie : la vision de son fils va châtier en lui le sacrifice du vrai patriotisme au faux enthousiasme.