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Ulloa à Ferdinand VI peint tristement la dégradation où étaient tombées les colonies espagnoles, la corruption du clergé à qui il n’était resté qu’un fanatisme ignorant, l’iniquité de la justice régulière, la cupidité déprédatrice des fonctionnaires envoyés par la métropole, et cette sorte d’enfance sauvage des races indigènes que ne pouvaient manquer de produire de pareils procédés de gouvernement. Malgré ces précédens désastreux, l’Amérique méridionale offre, il est vrai, de 1810 à 1825, depuis le premier moment où la révolution éclate à ses deux extrémités jusqu’à cette dernière bataille d’Ayacucho qui fut la sanglante et irrévocable défaite des armes espagnoles, un spectacle plein d’une nouveauté saisissante et d’une grandeur imprévue. Partout s’éveille avec une fière énergie le désir d’une existence nationale ; les vice-royautés, vieilles, formes de la conquête, disparaissent une à une à chaque nouvel effort de l’insurrection. De son double foyer de Buenos-Ayres et de Caracas, l’esprit d’indépendance gagne insensiblement les provinces intérieures et le littoral de l’Océan Pacifique, formant un faisceau d’états libres, la Colombie, le Pérou, le Paraguay, le Chili, la République Argentine, la République de l’Uruguay, dont la vie concentrée à Montevideo est aujourd’hui si vivement disputée, la Bolivie, fille du libérateur, dernière création due à cette grande révolte. A ceux-ci il faut joindre les provinces de l’Amérique centrale, le Mexique, Guatimala, dont l’origine est identique et qui suivent la même voie. Si quelque chose peut prouver la nécessité fatale de cette séparation, c’est cette aveugle persistance d’un système implacable qui se révèle dans quelques paroles du général espagnol Morillo. « La pacification doit s’accomplir par les mêmes moyens que la première conquête, disait-il ; je n’ai pas laissé vivant dans le royaume de la Nouvelle-Grenade un seul personnage d’influence ou de talent pour diriger la révolution. » Et cependant l’Amérique était déjà à moitié libre. Tel est le caractère de l’émancipation dans sa première période : c’est l’œuvre d’un commun enthousiasme. Ces républiques improvisées se soutiennent mutuellement ; elles combinent leurs plans, réunissent leurs forces, se prêtent leurs généraux. C’est un homme éminent de Buenos-Ayres, le digne San-Martin, qui est à la tête des révolutions du Chili et du Pérou ; Bolivar multiplie son action et paraît sur tous les points. Il est toujours facile de s’entendre sur ce mot d’indépendance, mot vague que les bonnes et les mauvaises passions interprètent à leur profit, qui peut avoir tour à tour la plus haute et la plus pure valeur, ou ne signifier que le mépris de toute autorité ; il est aisé de réunir tous les cœurs dans ce sentiment énergique pour les pousser au combat. La facilité devient plus grande encore lorsque ce sentiment est excité par l’exemple de mouvemens semblables dans d’autres pays. Toutes ces conditions existaient pour l’Amérique du Sud ; par des motifs différens, les classes supérieures et la masse barbare