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pour ces lutteurs malheureux ; mais, en sa qualité de gaucho propriétaire, il bornait là sa protection : il n’accueillait que les assassins et point les voleurs.

Le seul mot évidemment capable de définir l’autorité possible dans ces contrées, — quelque nom qu’elle prenne, celui de juge ou de commandant des campagnes, — c’est la force brutale Le juge ne se fait pas reconnaître par son caractère, par son équité ; il se fait respecter par la terreur qu’inspire son nom. Avant tout, il a besoin de courage : il faut qu’il subjugue la barbarie par son audace C’est d’ordinaire quelque gaucho fameux ramène à une vie plus réglée. Il n’applique point de lois, il juge d’après sa conscience ou ses passions. Il rend la sentence et invente à son gré le châtiment. Rien ne vient diriger et régler son action, qui n’a d’autres bornes que sa volonté. L’exercice de ce pouvoir entier et arbitraire appartient encore plus au commandant de campagne, personnage plus élevé que le juge. C’est le gouvernement des cités qui est censé le nommer, mais cette suzeraineté n’est qu’une illusion. Il est accepté plutôt que désigné, accepté en raison de l’empire qu’il a su prendre sur les campagnes et des craintes perpétuelles qu’ont les villes de cette puissance en réalité indépendante et hostile C’est dans les pulperias surtout que grandissent ces renommées, c’est là que ces chefs redoutables commencent d’asseoir leur influence, en brillant dans les exercices du corps, en domptant un cheval mieux que tout autre, en poussant au dernier degré de l’art l’escrime du couteau, en frappant, en un mot, l’esprit des gauchos assemblés par la supériorité de la force et de la souplesse. Les mêmes traits de domination absolue se retrouvent dans tout la hiérarchie du pouvoir Le capataz, qui conduit à travers les pampas son convoi de charrettes, comme le chef des caravanes asiatiques, a, dans sa sphère, un droit semblable à celui des autorités plus hautes. Au moindre signal d’insubordination dans son escorte, le capataz frappe l’insolent de sa dure cravache. Si la résistance se prolonge, il saute à bas de son cheval, le coutelas à la main, et revendique promptement son droit d’une façon sanglante. Ces assassinats sont des exécutions dont personne ne conteste la légitimité. La répression, à vrai dire est aussi légitime que la révolte : c’est un fait brutal.

Le caractère argentin s’entretient ainsi dans sa démoralisation s’énerve dans des luttes ou des passe-temps barbares. A un certain point de vue, toutefois, on ne peut nier l’étrange grandeur, la profondeur mystérieuse que lui impriment les accidens physiques qui l’environnent et l’assiègent de toutes parts. L’incertitude de sa vie dans des lieux qu’il dispute aux bêtes sauvages donne au gaucho une résignation stoïque, une indifférence superbe pour la mort violente qui se transforme aisément en bouillant courage dès qu’on lui offre un but à atteindre.