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Le simple spectacle de la nature n’est pas moins puissant sur lui. S’il s’arrête un instant et se recueille dans le désert, en présence de l’immensité qui se déroule, quelles impressions devront lui rester ? « Il jette les yeux autour de lui et ne distingue rien qui borne sa vue ; plus il enfonce le regard dans cet horizon incertain, vaporeux, indéfini, plus il le voit s’éloigner, plus il en est fasciné, confondu, plus il se laisse aller à la contemplation et au doute. Où finit ce monde qu’il veut en vain pénétrer ? il l’ignore. Qu’y a-t-il au-delà de ce qu’il voit ? la solitude, le danger, la mort ! L’homme qui se meut au milieu de ces scènes se sent assailli de craintes et d’incertitudes fantastiques, de songes qui le préoccupent, bien qu’éveillé… » Suivons encore, avec M. Sarmiento, le campagnard argentin dans une de ces circonstances qui rendent la vie du désert si grandiose. La tranquillité même de la solitude est faite pour l’agiter et laisser dans son esprit des impressions ineffaçables. Que sera-ce des bouleversemens de la nature, qui ont aussi leur caractère particulier ? Rien, en effet, en Amérique, ne se produit dans des proportions communes, ni le calme ni la tempête. Comment le gaucho, dont l’organisation s’ébranle au moindre souffle, demeurerait-il insensible, « lorsque dans une soirée paisible et sereine une nuée épouvantable s’amoncelle sans qu’il sache d’où elle vient, embrasse en un instant le ciel, et que tout à coup le bruit du tonnerre annonce la tourmente, donnant froid au voyageur qui retient son haleine de peur d’attirer sur sa tête un des mille éclats de la foudre qui tombe autour de lui ? Il voit l’obscurité succéder à la lumière ; la mort est partout ; un pouvoir terrible, invincible, le fait subitement rentrer en lui-même et lui fait sentir son néant au milieu de cette nature irritée… Ce sont tour à tour des masses de ténèbres qui obscurcissent le jour, et des masses d’une lueur livide, tremblante, qui illumine en un moment les ténèbres et laisse voir à des distances infinies la pampa sillonnée par la foudre rapide… Ce sont là des images qui ne sauraient s’effacer. Aussi, quand la tempête passe, le gaucho reste triste, pensif, sérieux, et la succession de la lumière et des ténèbres continue dans son imagination, de même que le disque du soleil, lorsque nous le regardons fixement, nous reste long-temps dans la rétine… Demandez-lui qui la foudre frappe de préférence, et il vous introduira dans un monde d’idées religieuses et morales mêlées de faits naturels mal compris, de traditions superstitieuses et grossières. » Il y a dans ces scènes naturelles un fonds de poésie que l’Argentin sent vivement, qu’il recueille avidement dans son imagination énergique et enthousiaste. M. Sarmiento remarque avec raison comme un trait saillant les dispositions poétiques que de tels spectacles développent chez lui. Sans doute il n’en résulte pas un art savant qui ait ses lois rigoureuses et ses préceptes fixes. La poésie de l’Argentin est libre et naïve comme celle de tous les peuples sans