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culture. Cette muse agreste a des chants qui reflètent avec ingénuité les mœurs nationales. L’instinct existe, et il est parfois la source de délicatesses qui tempèrent la rudesse des coutumes barbares Ainsi celui qui possède le don de la poésie, — fût-il atteint et convaincu de civilisation, — est honoré comme un être privilégié, marqué d’un signe divin. Dans une circonstance, un jeune et remarquable écrivain de Buenos-Ayres, l’auteur d’un poème sur la pampa, — la Cautiva, — s’était fixé pendant quelque temps à la campagne. La renommée de ses vers avait précédé M. Echeverria, et les gauchos l’entouraient de respect et d’affection, si quelque nouveau venu donnait des marques de dédain, on lui disait tout bas « C’est un poète ! » et toute prévention hostile s’apaisait devant ce beau titre. Heureux et magnifique privilège de la poésie, de préoccuper la nature humaine dans toutes les conditions, d’être un besoin pour les populations barbares et pour les sociétés les plus polies, d’apparaître à celles-ci comme le résumé de ce qu’il y a de plus élevé et de plus pur dans l’intelligence, à celles-là comme un mystère sacré et vénérable entre le ciel et l’homme !

Ceci n’est que l’esquisse des mœurs générales de la pampa. En pénétrant plus avant, en s’arrêtant davantage, on peut voir naître de ces habitudes, de ces tendances du peuple argentin, des types originaux fortement accusés, auxquels il n’a manqué, pour nous devenir familiers, qu’un pinceau habile, une plume capable de leur donner cette seconde vie de la poésie plus durable que la vie réelle Voyez le portrait que M Sarmiento fait du rastreador, — l’homme qui suit à la trace. Tout gaucho est rastreador. Au milieu des vastes plaines où les chemins et les sentiers se croisent dans toutes les directions, où les troupeaux errent sans être parqués, il distinguera entre mille la piste d’un animal, ne l’eût-il point vu depuis un an ; il reconnaîtra à la trace d’un cheval s’il est libre ou prisonnier, s’il est chargé ou non chargé, il vous dira la date de son passage. Rien n’est plus commun que cette sagacité : ce sont les rudimens de cette science populaire, c’est-à-dire ce qui est à la portée de tous ; mais il y a en outre le rastreador de profession, chez lequel la puissance de l’organe de la vue est poussée jusqu’à la divination.

Le rastreador est un homme important dans le pays, sérieux et respecté, souvent même redouté, car un mot de lui peut sauver ou perdre le coupable qui se cache. Ses assertions font foi devant les tribunaux inférieurs, s’il est permis d’employer le mot tribunal. Lorsqu’un vol a été commis à la faveur de la nuit, le premier soin qu’on prend, c’est de chercher la trace du voleur ; si incertaine ; si faible qu’elle soit, on la recouvre jour que le vent n’achève pas de la faire disparaître, et le rastreador est appelé, il voit cette trace et la suit, ayant à peine besoin de la regarder de temps en temps, comme s’il voyait en relief ces vestiges,