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même dans l’obscurité de la nuit. Il s’approche des arbres et les observe ou bien il descend de cheval et examine quelques bruyères ; cela lui suffit pour qu’il reparte tranquille, sans se presser, insensible aux plaintes de ses compagnons. Dans les momens plus graves, il arrache des herbes sur divers points, il en flaire la racine, la mâche afin de s’assurer du voisinage de quelque lac d’eau salée ou d’eau douce, et alors il peut aisément se remettre dans son chemin. Le baqueano est un homme indispensable à un chef d’armée, à un général qui dirige une expédition, car seul il possède les renseignemens nécessaires pour faire réussir ses desseins. Non-seulement il connaît tous les secrets du pays, mais il peut annoncer l’ennemi à dix lieues de distance, d’après le mouvement des daims, des autruches qui fuient. Quand l’ennemi se rapproche, il juge sa force à l’épaisseur de la poussière qu’il soulève, et va jusqu’ à fixer le nombre des hommes qui s’avancent ; le chef se règle sur ses indications, presque toujours infaillibles. On trouve rarement un baqueano infidèle. Tout est signe révélateur pour lui dans le désert : voit-il voltiger les condors et les corbeaux dans un coin du ciel, il saura donné ou simplement un animal mort, proie vulgaire de ces oiseaux avides. Cette science est l’affaire de la vie. Le général Rivera, de la Banda orientale, est le plus illustre des baqueanos ; il n’est peut-être pas un arbre dans la République de l’Uruguay qu’il ne connaisse. Contrebandier, car il l’a été avant d’être patriote, général, président, proscrit, il reste toujours baqueano au fond ; c’est cette science de la terre qui a fait sa fortune.

Certaines localités seulement, dit.M. Sarmiento, possèdent le gaucho malo. le mauvais gaucho, sorte d’outlaw, de proscrit farouche jeté, en dehors de son monde habituel, et qui va cacher sa demeure dans les broussailles épaisses de la pampa. Il lui est arrivé quelques malheurs, tels que de commettre des assassinats sans nombre, de s’échapper par un meurtre nouveau des mains de la justice, et celle-ci le poursuit depuis long-temps, mais sans résultat. Voyez-le se diriger vers le désert, sans hâte, sans forfanterie, dédaignant même de retourner la tête Il ne redoute pas les atteintes de ceux qui le pourchassent, il est le mieux monté de la pampa, et cela se conçoit, puisqu’il choisit sur tous les chevaux de la contrée, qu’il connaît mieux que Napoléon ne connaissait ses soldats, et dont il dispose comme s’il en était le propriétaire. C’est d’ailleurs la seule espèce de vol qu’il se permette : le vol du cheval constitue sa profession, mais cet audacieux fugitif qui attaque une ronde entière de justice ne veut pas passer pour un bandit, pour un brigand ordinaire : aussi se fait-il un point d’honneur de respecter les voyageurs, de ne point attenter à leurs jours ; il y a en lui beaucoup de traits du bandit espagnol retiré dans sierra, et toujours prêt à faire quelque