Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/651

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et terrible, ne manque, on le voit, à ce monde inculte et rustique. Il s’est arrangé pour vivre au sein d’une nature primitive sans essayer de la transformer, sans songer qu’il y eût autre chose à faire qu’à s’accoutumer à ses conditions, à triompher de son immensité par une certaine pénétration dans les organes, et à combattre à main armée les dangers qu’elle recèle. Il a son organisation, pour ainsi dire, dans la désorganisation tant les causes de son immobilité sont devenues normales, tant les mœurs sont puissantes et difficiles à remplacer. On ne saurait, sans s’exposer à une suite d’erreurs, mépriser ces détails familiers que donne M. Sarmiento. L’état des campagnes argentines tel que le peint l’auteur, tel qu’il existait en 1810, n’a point changé essentiellement, en effet. L’esprit est le même, les circonstances seules diffèrent, circonstances créées par l’insurrection de l’indépendance. Ces forces physiques si développées, ces dispositions belliqueuses qui se gaspillaient autrefois en coups de poignard, cette activité désœuvrée et inquiète, trouvent dès-lors un chemin tout frayé pour se montrer au jour. C’est cet élément aveugle, mais plein de vie, d’instincts hostiles à la civilisation européenne et à toute organisation régulière, ennemi de la monarchie comme de la république parce que toutes les deux venaient de la cité et traînaient après elles les exigences de l’ordre, la sujétion à l’autorité, que la révolution de 1810 vient affranchir, arracher à son obscurité pour le jeter sur un théâtre où il prend bientôt un caractère audacieux et agressif. Le mouvement de la vie publique pénétré dans la pulperia, et de là naîtront ces associations guerrières, ces montoneras provinciales, armées des campagnes, rivales des armées disciplinées, et qui épuiseront celles-ci dans des rencontres partielles, par des surprises, autant qu’en leur imposant d’insupportables fatigues. Des chefs s’élèveront dans la pampa, qui, selon les événemens, feront plier les villes devant leur pouvoir brutal ; tel, est le sort de Santa-Fé devant Lopez, de Cordova devant Bustos, de Santiago del Estero devant Ibarra, de la Rioja devant Quiroga, jusqu’à ce qu’un autre commandant de campagne, Rosa, vienne, selon l’expression de M. Sarmiento, planter le poignard du gaucho au cœur de l’élégante Buenos-Ayres. Le but n’est point autre sur tous les points. C’est la force, seule loi reconnue dans les campagnes, qui se substituera aux essais de société civile tentés par quelques esprits généreux ; l’ignorance grossière tuera dans les cités l’éducation naissante, l’oisiveté sauvage se révoltera contre l’industrie. La justice sommaire et violente de la pampa ira s’établir dans les villes mêmes et les livrera à quelque club sanguinaire, comme la mazorca de Buenos-Ayres. Ainsi la puissance qui tend à enlacer la jeune république à tous ses antécédens au désert. Chose intéressante à observer, que attitude de cette barbarie durant tout le cours de la révolution américaine ! D’abord elle fait alliance avec les villes noblement altérées d’indépendance