Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/655

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était audacieusement pris dans les lazos, et Facundo, en se jetant sur lui le poignard à la main, pouvait se venger de sa cruelle agonie. Telle est l’une des scènes de la vie de Quiroga dont l’imagination populaire s’est emparée avidement. Peut-être y a-t-il quelque exagération dans les détails ; mais le fond est vrai et ne saurait passer pour une de ces fictions qu’on mêle au récit de la jeunesse des grands hommes. Quiroga a été nommé depuis le tigre des plaines, — el tigre de los llanos !

La même étrangeté sauvage se montre encore dans une circonstance plus décisive, dans l’acte par lequel cet orgueilleux bandit réussit à se faire amnistier, à obtenir l’oubli pour ses exploits de gaucho rnalo ; Facundo, qui, malgré sa hardiesse, ne trompait pas toujours la justice de la cité, avait été saisi et enfermé dans la prison de San-Luis où se trouvaient alors (1818) des officiers espagnols pris au Chili par l’armée de San-Martin. Un jour, ces captifs, lassés par les souffrances et les humiliations tentent une évasion, et, pour s’assurer des complices, ils vont ouvrir les cachots des coupables ordinaires. Quiroga accepte-t-il cette liberté qui lui est offerte ? Non, il la refuse, comme s’il ne voulait rien devoir qu’à lui-même. Tout à coup il secoue ces fers qu’on vient imprudemment d’ôter de ses mains ; il se précipite avec une rage aveugle sur ses libérateurs étonnés, fend le troupe des révoltés, laissant les morts après lui, et comprime la sédition. Le criminel s’était fait bourreau. Quiroga cédait peut-être à un besoin de lugubre vanterie, mais il se faisait honneur de quatorze cadavres. Quelque singulier que cela paraisse, c’est de cet acte que date sa réconciliation avec le gouvernement ; il semble désormais ennobli et lavé des tâches qui le souillaient. Ce trait ne peint-il pas l’homme et la société ? Ces fers brandis dans l’air par Quiroga et tournés contre quelques malheureux officiers espagnols sont restés dans la mémoire du peuple des campagnes comme un signe de sa prédestination, comme un énergique symbole. Lui-même il aimait à rappeler ces faits de son existence agitée, mais il aimait aussi, en les racontant, à ne point déchirer tout-à-fait le voile qui permet les hypothèses fabuleuses. Il sentait le pouvoir du mystère sur les masses : ne l’a-t-on pas vu plus d’une fois, dans le cours de sa carrière, subjuguer la population pastorale qui lui obéissait en s’attribuant des inspirations surnaturelles ? Le titre, d’envoyé de Dieu que lui décernaient quelques prédicateurs fanatiques de Cordova, défendant l’inquisition contre le mouvement des idées de Buenos-Ayres, flattait également sa vanité, favorisait ses desseins et son ascendant.

Maintenant, qu’un homme d’un caractère si rudement trempé, doué de ces penchans irrésistibles, se produise sur une scène plus vaste, dans une sphère où se débattent des intérêts publics, où s’agitent des questions générales, il deviendra ce que Facundo a été en réalité, le plus puissant instrument de guerre contre la civilisation. Il déterminera l’insurrection