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face en zones horizontales d’un effet étrange. On a profité, pour la bouche, d’une des lignes de séparation des couches. Sur cette figure moitié statue, moitié montagne, toute mutilée qu’elle est, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité, et même une certaine douceur[1]. C’est bien à tort qu’on avait cru y reconnaître un profil nègre. Cette erreur, que Volney avait répandue et qui a été combattue par M. Jomard et M. Letronne, est due à l’effet de la mutilation qui a détruit une partie du nez[2] ; le visage, dans son intégrité, n’a jamais offert les traits du nègre. De plus, il n’était pas peint en noir, mais en rouge. On peut s’en assurer encore, et l’œil exercé de M. Durand m’a signalé des traces évidentes de cette couleur. Abdallatif, qui vit le sphinx au XIIe siècle dit que le visage était rouge.

Après avoir contemplé et admiré le sphinx, il faut l’interroger. Qu’était le sphinx égyptien en général ? qu’était ce Sphinx colossal des pyramides en particulier ? Le sphinx égyptien fut peut-être le type du sphinx grec ; mais il y eut toujours entre eux de grandes différences. D’abord le sphinx grec ou plutôt la sphinx, comme disent constamment les poètes grecs, était un être féminin[3]. Chez les Égyptiens, au contraire, à un bien petit nombre d’exceptions près, le sphinx est mâle. On connaît maintenant le sens hiéroglyphique de cette figure ; ce sens est celui de seigneur, de roi. Par cette raison, les sphinx sont en général des portraits de roi ou de prince ; celui qu’on voit à Paris dans la petite cour du musée est le portrait d’un fils de Sésostris. L’idée d’énigme, de secret, l’idée de cette science formidable dont le sphinx grec était dépositaire, paraît avoir été entièrement étrangère aux Égyptiens. Le sphinx était pour eux le signé au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement le mot seigneur, et pas autre chose. Ces idées de mystère redoutable, de science cachée, n’ont été probablement attachées au sphinx grecque parce qu’il avait une origine égyptienne, et qu’il fallait trouver du mystère et de la science dans tout ce qui venait d’Égypte ; mais, en Égypte, on n’a jamais vu dans le sphinx qu’une désignation de la royauté. Le sphinx des pyramides n’est autre chose que le portrait colossal du roi Thoutmosis IV.

  1. Tous les voyageurs, entre autres Norden, Salt, Denon, se récrient également sur la beauté du sphinx, et cependant ils ne l’ont vu que mutilé. Le témoignage de Prosper Alpin, qui vante la perfection de la sculpture du nez, prouve qu’à la fin du XVIe siècle la mutilation n’était pas encore accomplie. Abdallatif, qui a vu le sphinx intact, dit : « Cette figure est très belle, et sa bouche porte l’empreinte des graces et de la beauté. On dirait qu’elle sourit gracieusement. »
  2. Cette mutilation a été opérée à dessein. Les musulmans croient faire œuvre pie en brisant les figures qu’ils estiment diaboliques. Ils pensent par là se garantir de l’influence du mauvais œil.
  3. Le mot sphinx, transporté du grec en français, y a d’abord conservé le genre féminin. Le Père Vansleb, en 1672, disait encore la sphinx. (Nouvelle Relation, p. 144).