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L’Obscurité la plus profonde régnait encore quand nous quittâmes le village des gambusinos. Nous traversâmes silencieusement le rio de Bacuache, non sans que je me fusse retourné en arrière pour jeter un dernier coup d’œil sur le placer auquel je disais adieu. Quelques feux brillaient encore à travers les interstices des cabanes de bambous. Le sommet de la sierra, dépouillé par l’incendie de sa couronne de verdure, dessinait son arête tranchante sur le ciel sans étoiles. Nous donnâmes de l’éperon à nos chevaux, et bientôt nous eûmes perdu de vue le placer. Quand parurent les premières blancheurs de l’aube, elles éclairèrent devant et derrière nous un nouvel horizon. Des plaines arides et sans eau, tel était le pays que nous avions à traverser. Outre la portion de pinole contenue dans la valise d’Anastasio, chacun de nous s’était muni d’une outre pleine. C’étaient là, du moins je le croyais, toutes nos provisions. Quand le jour fut venu, je ne vis pas sans surprise une tête de mouton fraîchement coupée qui pendait à la selle d’Anastasio, et je lui demandai ce qu’il en comptait faire.

— C’est l’espoir de notre déjeuner de demain, me répondit le guide. Ce sera le dernier repas que nous ferons ensemble, et je veux que vous me disiez si vous avez jamais mangé rien de plus succulent qu’une tête de mouton, tatemada, cuite à l’étouffée, relevée de piment et arrosée «l’eau-de-vie. Je porte tout ce qu’il faut dans une de mes mochitas[1].

A mesure que nous avancions, le paysage prenait un aspect tout nouveau. Jusque-là quelques sentiers à peine tracés avaient guidé notre marche dans ces solitudes ; ces sentiers vinrent aboutir à d’immenses savanes, prairies sans arbres, sans buissons, mais qui, couvertes de hautes herbes dont la tige grêle se courbait au moindre souffle d’air, présentaient, au milieu de leur ceinture de collines bleues, l’image d’un golfe agité. De loin en loin s’élevaient, pareilles à des dunes, quelques collines sablonneuses. Çà et là des troncs d’arbres desséchés figuraient au-dessus de ces vagues de verdure les mâts d’un navire à la cape sur une mer houleuse. C’est en vain cependant que nous pressions le pas de nos chevaux ; les horizons de collines tour à tour franchis semblaient reculer à l’infini devant nous. Bientôt le soleil couchant jeta ses derniers rayons sur les sommités des grandes herbes. Dans la savane, éclairée de lueurs crépusculaires, tout encore rappelait l’aspect de l’océan. Un buffle attardé, qui regagnait sa querencia lointaine, montrait, comme la baleine, son dos brun à la surface des herbes ; un daim bondissait de dune en dune et se perdait au loin, comme le souffleur qui s’élance au-dessus des eaux pour se replonger dans l’abîme. Enfin, quand la lune vint briller sur un ciel pur, ses rayons frissonnèrent sur

  1. Poches en cuir faisant partie du harnachement en usage dans ces contrées, où l’on est forcé d’emporter les vivres avec soi.