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de la garantir, la présence de son mari n’est qu’un péril de plus pour elle : Mauléon est trop habile pour l’ignorer. Plus Émerance a de tendresse et de respect pour l’homme qui lui a donné son nom, plus elle craint de troubler sa quiétude, de le forcer à risquer sa vie pour venger son honneur. Elle obéira donc en esclave à Mauléon, de peur de provoquer, en l’irritant, un éclat qui peut tout perdre : elle s laissera glisser fatalement sur la pente au bas de laquelle est l’abîme. Comment sera-t-elle sauvée ? Par son tyran, qui la pousse enfin à la révolte à force d’audace et d’exigences. Une lettre, celle qui condamne la jeune femme, a été frauduleusement conservée. Mauléon offre de restituer cette lettre en échange du rendez-vous qu’elle lui promet. Mme de Clavières feint d’accepter ce pacte pour ressaisir la preuve écrite de sa faute. Bien loin d’elle est la pensée d’aller à ce rendez-vous : avant l’heure indiquée, elle fuira le domicile conjugal pour ensevelir dans un couvent le reste de son existence. Elle sait que Mauléon, déçu et furieux, se vengera par un éclat, dût-il se perdre lui-même. À la honte d’avoir à rougir devant son mari, son noble bienfaiteur, elle préfère une réclusion éternelle. Mais l’éveil a été donné à M. de Clavières par la vieille marquise ; la fuite devient impossible ; l’accusée se trouve en présence du juge offensé. L’interrogatoire est plein de larmes brûlantes. Joie, orgueil, pure ivresse du présent, charme de l’avenir, tout s’abîme et disparaît. Cependant, à mesure qu’il sonde le mystère, M. de Clavières croit découvrir qu’Emerance est plus imprudente que coupable. Impatient de retrouver ses illusions, heureux de pardonner, il ouvre à sa femme ses bras et son cœur, il la relève et la purifie à ses propres yeux par le respect qu’il lui témoigne. Il fait plus ; il lui sacrifie le désir d’une légitime vengeance, pour éviter le scandale et tromper la calomnie. Au lieu de tuer son rival par l’épée, il l’abat par le dédain ; au lieu de trancher le nœud gordien avec éclat, il le dénoue avec la discrétion d’un homme d’esprit.

J’ai essayé de traduire l’impression générale de l’ouvrage. Je n’ai pas voulu en retracer les incidens, en suivant l’enchaînement des scènes. Ce genre d’analyse, calque d’autant plus trompeur qu’il semble minutieusement exact, a le défaut d’être sans utilité pour le spectateur de la veille, et de ruiner l’illusion de celui qui se propose de voir la pièce le lendemain. D’ailleurs l’auteur ne paraît pas avoir spéculé sur l’imprévu des combinaisons : l’intérêt, heureusement ménagé, ressort de la peinture large et franche des caractères, d’un style vif et semé de traits spirituels dans le dialogue, ardent et coloré dans les mouvemens passionnés. Quoique l’intention et l’effet moral de la pièce soient irréprochables, un reflet de la vie réelle, une sincérité d’accent trop rare au théâtre, donnent à l’ouvrage une vivacité agaçante que les puritains du parterre ont pris le premier jour pour de la témérité. Il est assez ordinaire de trouver chez les femmes-poètes une hardiesse qui manque aux hommes dans la peinture de la passion : c’est que, douées naturellement d’une sensibilité plus délicate, sachant mieux le monde, et ne craignant pas d’outrepasser la loi des convenances, elles s’élancent bravement jusqu’à la limite extrême du possible. L’homme, n’apercevant pas avec la même sûreté de coup d’œil la ligne des bienséances, reste plus circonspect dans la crainte de devenir grossier. C’est même une remarque à faire dans le monde. Lorsque par hasard la conversation vient à flotter entre des écueils, la femme spirituelle sait dire avec une aisance irréprochable ce que le causeur le plus subtil n’exprimerait jamais sans embarras.