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même parmi ceux qui ont été applaudis pour d’autres qualités, n’ont pas toujours eu le sentiment du grand art d’écrire en dialoguant. Le théâtre deviendrait donc insupportable, si les comédiens renonçaient à bien dire les ouvrages qui ne sont pas suffisamment bien écrits. Ce qui constitue l’excellent diseur est précisément l’adresse à corriger les défauts du style écrit par une adroite ponctuation.

Après une comédie interprétée comme le Nœud gordien ou la Famille Poisson, après une tragédie jouée comme on joue Phèdre, Andromaque, Polyeucte ou Louis XI, on renoncera, il faut l’espérer, à parler de la décadence de la Comédie-Française. Au reste, cette accusation banale ne saurait émouvoir que la partie ignorante du public. Les gens instruits savent que les lamentations sur la ruine prochaine de la Comédie-Française, en raison de l’insuffisance des acteurs, sont aussi anciennes que l’institution elle-même, que de tout temps on a immolé les artistes vivans en l’honneur de leurs glorieux devanciers. Sous la régence, précisément à l’époque où l’art théâtral s’affermissait dans les meilleures voies, les vieux critiques hochaient la tête sous leurs amples perruques, en regrettant les comédiens du temps du feu roi. Je lis dans un gros livre écrit un peu plus tard sur les causes de la décadence du goût : « Du temps des Molière, des Corneille, des Racine, le théâtre était rempli des meilleurs sujets. Aujourd’hui les plus supportables égalent à peine les moindres du temps passé. » Vers le milieu du siècle, la passion du public pour la comédie et la tragédie semble épuisée à jamais. Tous les efforts des comédiens pour conserver leur ancienne clientelle demeurent impuissans. Dans leur désespoir, ils font composer par d’Alembert un humble discours de rentrée, dans lequel ils supplient le public de concourir par un retour de bienveillance à la conservation d’un spectacle dont la perte serait regrettable. De 1753 à 1756, nouvelle crise. On ne parvient à ramener quelques spectateurs qu’en donnant, après les grands ouvrages du répertoire, des pièces d’agrément, c’est-à-dire, des espèces de vaudevilles, dans lesquels la spirituelle d’Angeville chantait, dans lesquels on vit Préville danser avec des baladins étrangers au théâtre. « C’est en faveur de ces ballets, disait tristement Grimm, que le public semble souffrir encore qu’on lui représente Corneille et Molière, et c’est pour l’empêcher d’abandonner entièrement le spectacle de la nation, que les comédiens français ont été obligés d’avoir recours à un expédient si humiliant pour notre goût. » En 1759, Lekain, assez célèbre déjà pour parler avec autorité, déclarait qu’il était urgent de prendre des mesures conservatrices. « Il est à craindre, disait-il, que l’art de représenter les pièces de théâtre ne tombe dans la barbarie. Dans dix à douze ans, la décadence sera au point de n’y pouvoir porter remède. » Mlle Clairon, dans sa vieillesse, daigne un jour sortir de sa retraite pour prendre connaissance de ce qui se fait dans cet empire où elle a régné. Elle revient glacée de stupeur. « Qu’ai-je vu ! écrit-elle à son retour : la bassesse des halles, et la démence des petites maisons ! Nul principe de l’art, nulle idée de la dignité des personnages Chacun joue son rôle à sa guise, sans se rendre compte de ce qu’on doit d’efforts ou de sacrifices à l’ensemble des pièces. » Bref elle n’a entendu que des piailleries ou des beuglemens ; » elle n’a vu parmi les actrices qui lui succédaient que « de chétives filles de journée. » Eh bien ! sans parler des théâtres secondaires, où brillaient de charmans acteurs, la Comédie-Française possédait alors, pour la tragédie : Larive, Talma, Monvel, Saint-Prix, Baptiste aîné, Sant-Phal, Florence, Mme Vestris et Raucourt ; pour la comédie :