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entretiens, au récit naïf de leurs sauvages exploits : jamais cependant je ne les avais vus réellement à l’œuvre. J’arrivais à l’hacienda de la Noria dans les circonstances les plus favorables pour jouir d’un spectacle que je désirais depuis long-temps.

J’avais traversé la cour déserte, et j’approchais d’un péristyle qui abritait l’entrée principale du bâtiment, quand j’entendis une voix prononcer d’un ton monotone des prières coupées de répons que d’autres voix murmuraient en chœur. C’était un samedi soir, et les habitans de l’hacienda, pour clore la semaine, récitaient le rosaire en commun, selon l’antique usage espagnol. J’attachai mon cheval à un pilier et j’entrai dans la salle. Un grand nombre de personnes, tant maîtres que valets, étaient dévotement agenouillées. La voix que j’avais entendue était celle du chapelain de l’hacienda. Un homme d’une cinquantaine d’années, qui paraissait être le propriétaire, s’inclina gravement à mon arrivée, qui n’interrompit point la pieuse occupation des assistans ; il me fit signe de prendre place parmi eux, et je m’agenouillai comme les autres, tout en promenant à la dérobée un regard curieux sur ceux qui m’entouraient.

Le lieu choisi pour la prière commune était une grande salle carrée aux murs blanchis à la chaux et enjolivés d’arabesques en détrempe où l’on reconnaissait l’imagination vagabonde et la main peu exercée de quelque artiste nomade. Les solives qui formaient le plafond étaient des troncs de palmier aussi soigneusement équarris que le permet la dureté de leurs fibres. La faible clarté qu’une seule chandelle répandait dans cette salle laissait dans une sorte de demi-obscurité les physionomies énergiques et bronzées de ces hardis habitans qui s’établissent sans crainte sur les frontières indiennes ; mais ce qui attira particulièrement mon attention fut un groupe de deux femmes agenouillées. Malheureusement des rebozos[1] de soie bleue et blanche les enveloppaient de la tête à la ceinture assez étroitement pour ne laisser apercevoir que leurs yeux. Ces yeux, comme ceux de toutes les Mexicaines, étaient grands et noirs. Une voix qu’il était permis de trouver harmonieuse et douce entre toutes, même dans un pays où les femmes ont en partage un organe séduisant, m’indiqua que l’une des deux inconnues au moins devait être jeune. Au moment où je les examinais avec attention, deux hommes entrèrent sur la pointe du pied dans la salle, et je reconnus les joueurs que j’avais laissés terminant leur partie. Les cartes avaient sans doute été favorables à Juan, car il portait encore son dolman orné de boutons à grelots. Il voulut bien, en entrant, me faire un salut gracieux, tandis que son camarade Benito, qui me

  1. Écharpes de soie ou de coton fabriquées dans le pays, qui servent à voiler la figure et les épaules.