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gardait toujours rancune, selon toute apparence, ne daigna pas même me regarder ; il est vrai que, dès son entrée, ses yeux s’étaient fixés sur celle des deux femmes qui paraissait la plus jeune pour ne plus la quitter. Toutes ces observations faites, je n’éprouvai plus qu’un désir extrême de voir terminer cet interminable rosaire, et ce fut avec un vif sentiment de satisfaction que j’entendis résonner le dernier ora pro nobis, et que je vis tous les assistans se lever.

Des domestiques allumèrent les bougies dans leurs verrines, et, à la clarté qu’elles répandirent, je pus distinguer la taille gracieuse d’une des deux femmes voilées, qui se relevaient à leur tour ; je pus voir aussi une main blanche et mignonne ajuster coquettement les plis du voile de soie, mais ce fut tout, car les deux femmes, la mère et la fille sans doute, disparurent à l’instant. Force me fut alors de reporter mon attention sur la singulière réunion au milieu de laquelle le hasard m’avait jeté. Tous les objets qui frappaient mes yeux depuis mon entrée dans l’hacienda avaient, je dois en convenir, outre un certain caractère de féodalité rustique et de simplicité patriarcale, un parfum de mystère fort à mon goût. Le souper auquel je fus invité ne démentit pas ces premières apparences. Une table longue et si étroite que chacun des convives pouvait manger dans l’assiette de son vis-à-vis était chargée de tous les mets dont la cuisine mexicaine peut affliger un convive européen. Le haut bout de la table était occupé par le maître, qui s’appelait don Ramon, le chapelain de l’hacienda et moi. Les deux femmes que j’avais remarquées pendant la récitation du rosaire ne parurent point au souper. La foule des serviteurs des deux sexes, que les mœurs mexicaines admettent à la table du maître, étaient assis à l’autre bout. Hormis une belle pièce de venaison, les plats nombreux étalés à profusion ne pouvaient guère exciter que l’étonnement ou le dégoût. Partout on voyait des poulets, ici découpés en morceaux et nageant dans un océan de sauce au piment rouge, qu’un novice aurait prise pour des tomates, là enterrés sous une montagne de riz qui exhalait une horrible odeur de safran, et que perçaient, comme des souches dans un terrain en friche, de longs pimens verts. Plus loin, un coq laissait voir l’affreux mélange d’olives rances, de raisins secs, d’arachides et d’oignons dont il était farci. Un plat de grains de blé vert à la sauce blanche faisait pendant à un autre chargé d’épis de maïs rôti. Enfin des courges sucrées, des garbanzos, des pourpiers, des légumes sans nom comme sans couleur, flanquaient d’énormes morceaux de bœuf à moitié refroidi. La sensualité des commensaux de don Ramon se délectait néanmoins à l’aspect de tant de merveilles. L’absence de toute espèce de liquide était un fait remarquable au milieu de cette abondance de mets. Au Mexique, on ne boit qu’après le repas.

Je répondis aux questions que m’adressa mon hôte sur Arispe par