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Ce fut le sort de Nelson de subir toute sa vie ces blessantes épreuves, et, bien que personne au monde n’en ressentît plus profondément l’aiguillon, il faut lui rendre cette justice qu’il ne mesura jamais son dévouement à la reconnaissance du ministère ou du pays. Il est un mot, le dernier que Nelson ait prononcé à son lit de mort, qui, semblable à un talisman magique, a souvent animé sa constance pendant cette longue guerre le devoir. Le devoir fut pour les Anglais ce qu’étaient pour nous l’honneur et l’amour de la patrie C’était le même sentiment caché sous des noms divers ; mais, chez nos voisins, il prenait sa source dans les vieilles croyances religieuses que la France républicaine venait de répudié. Jamais ne s’est révélée plus profonde qu’à cette époque la ligne de démarcation qui de tout temps a séparé les génies si divers des deux peuples. Ainsi, pendant que nos marins intrépides se consolaient en riant de leur défaite et se promettaient de prendre leur revanche, pendant que Troubridge écrivait à Nelson « qu’il avait à son bord 20 officiers prisonniers dont pas un ne semblait reconnaître l’existence d’un Être suprême, » les Anglais, s’agenouillant sur le champ de bataille d’Aboukir, rendaient grace de leur victoire au ciel. L’incendie dévorait encore le Timoléon et la Sérieuse, le Tonnant n’était point amariné, quand ils s’acquittaient de ce pieux devoir Nelson venait de les y convier et de remercier en même temps ses frères d’armes de leur dévouement et de leurs efforts. Les ordres du jour qu’il adressa à son escadre en cette occasion n’ont point l’élan, n’ont point la pompe inspirée des bulletins de Bonaparte, mais ils sont l’expression la plus vraie et la plus élevée des sentimens qui animaient alors le camp ennemi.


« Le Dieu tout-puissant, dit Nelson à ses capitaines, ayant béni les armes de sa majesté et leur ayant accordé la victoire, l’amiral a l’intention de lui en rendre de publiques actions de graces, aujourd’hui même, à deux heures, et il recommande à tous les vaisseaux d’en faire autant, dès qu’ils le pourront sans inconvénient… Il félicite du fond du cœur les capitaines, officiers, matelots et soldats de marine embarqués sur l’escadre qu’il a l’honneur de commander, de l’issue de ce dernier engagement, et les prie d’agréer ses sincères et affectueux remerciemens pour leur noble conduite dans cette glorieuse action. Il n’est aucun matelot anglais qui n’ait dû sentir en ce jour quelle est la supériorité d’équipages fidèles au bon ordre et à la discipline sur ces hommes sans frein dont rien n’a pu régler les tumultueux efforts. »


Légitime et salutaire hommage offert sur le champ de bataille, non point à l’enthousiasme, non point à la valeur, mais à ce qui peut triompher de la valeur et de l’enthousiasme, au bon ordre et à la discipline !

L’homme qui parlait ainsi à son escadre, douze heures après la plus éclatante victoire, n’a pas toujours conservé ce ton noble et imposant. Les grandes circonstances inspiraient Nelson ; mais en quittant le champ de bataille, en dehors de ces momens d’excitation qui agissaient si