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Maintenant adieu, je vais poursuivre ma veine ; Benito est furieux contre vous, car j’ai déjà regagné une manche de mon dolman. Ah ! je remercie le ciel que vous ayez pu arriver jusqu’à la noria !

En disant ces mots, le drôle s’esquiva si rapidement, que je ne pus lui faire aucune question au sujet de l’ancien pêcheur de tortues. Le soir, retiré dans la chambre qu’on m’avait assignée, et dont les murailles étaient complètement nues, je réfléchissais aux événemens de la journée, tout en prêtant l’oreille aux derniers bruits qui s’éteignaient peu à peu à mesure que les valets regagnaient les communs. Le silence régna bientôt dans toute l’étendue du vaste bâtiment et ne fut plus troublé que par le murmure lointain des bestiaux qui s’écartaient des auges de la noria livrée alors aux habitans de la forêt. Je me disposais à m’endormir à mon tour, quand un bruit de pas se fit entendre à travers les barreaux de fer de ma fenêtre. Ma chambre étant située au rez-de-chaussée, je vis distinctement de l’endroit où j’étais couché deux individus passer à peu de distance en se parlant assez bas pour que je ne pusse entendre que le mot endemoniado[1], qui revint plusieurs fois de suite. Puis les deux personnages s’éloignèrent avec un éclat de rire qui ne me laissa plus de doute sur celui qui l’avait poussé : c’était bien Cayetano, c’était bien ce rire sardonique qui m’avait frappé pendant une autre nuit. La présence de cet homme dans l’hacienda me sembla de sinistre augure.

Il était à peine jour quand je me levai le lendemain matin, sans me ressentir en rien des fatigues de la veille, et je m’empressai de me rendre dans le salon (asistencia) où on avait récité le rosaire. Don Ramon, sa fille Maria-Antonia et le chapelain y étaient déjà réunis. Je pus alors admirer la beauté de la jeune fermière, que j’avais seulement devinée la veille. Le rebozo qui cachait son visage pendant la prière tombait négligemment drapé sur son épaule. Son vêtement consistait en une simple chemise brodée à manches courtes, et qui, malgré les plis du rebozo, ne cachait qu’à demi sous les garnitures de dentelle son sein et ses épaules. Un jupon de soie, serré par une ceinture de crêpe de Chine écarlate autour de sa taille que n’emprisonnait jamais le corset, dessinait les riches contours de ses hanches, s’arrêtait à la cheville et laissait dans toute sa liberté, sous un bas découpé à jour, un de ces pieds à coudes élevés, un de ces pieds petits, mignons, cambrés, qui ne paraissent faits que pour fouler la laine et chausser le satin. Bien que Maria-Antonia ne fût, à proprement parler, que la fille d’un riche paysan, le sang andalou avait gardé chez elle toute sa distinction, et la femme la plus fière de la pureté de sa race n’eût dédaigné ni ses traits

  1. Endiablé.