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les forts seront toujours les forts, ce sont les faibles qui ont inventé le pouvoir.

Cela s’applique très particulièrement aux idées religieuses, et c’est de la sorte que je comprends les vicissitudes successives des cultes. Nous ne naissons pas de plus habiles théologiens, des métaphysiciens plus profonds que nos pères ; le vrai progrès d’une époque sur l’autre, ce n’est pas de faire que Bossuet soit plus élevé que saint Thomas, parce qu’il vient après lui, et je ne vois pas pourquoi la tête d’Aristote serait moins grande que celle de Kant ; mais ce que je vois très bien, c’est que les pures notions qui restaient jadis l’attribut exclusif des plus sages tombent désormais en la puissance des plus humbles : le pâtre, l’ouvrier, le marchand, ne raisonnent, à coup sûr, ni comme Kant ni comme Bossuet, ni leur cœur ni leur cerveau ne se consument en efforts plus pénibles qu’autrefois : seulement leur nourriture spirituelle est plus saine sans qu’elle leur coûte davantage. Ç’a été le résultat de ces prodigieux mouvemens de la pensée, si, laborieusement accomplis pour se renouveler encore, ç’a été leur prix le plus noble d’élargir tous les horizons, d’ouvrir plus librement à tous les regards l’étendue de la patrie religieuse en même temps que celle de la patrie politique. L’âge où les différences extérieures et dogmatiques des cultes n’empêchent pas de saisir le fonds commun des vérités et des préceptes, je l’aime mieux que l’âge où le Turc est infame, le Juif et l’hérétique brûlés. On a beau dire qu’on brûlait par politique et non par dévotion : il y a quelque chose de plus frappant que l’interprétation des faits, ce sont les faits eux-mêmes, comme aussi fort inutilement on ressuscitera les pèlerinages, et l’on retrouvera les saintes robes, et l’on voudra provoquer des idolâtries. L’âge où l’idée de l’être suprême se manifeste dans les esprits sous une forme toujours plus abstraite, où sa personnalité sensible s’efface de plus en plus des imaginations pour n’y laisser d’autre impression que celle, d’une immatérielle volonté, cet âge sévère, je l’aime mieux que l’âge puéril qui crée son dieu à sa ressemblance et le couvre d’oripeaux.

Il est un péril sans doute dans ce vaste embrassement de la pensée moderne, c’est que, voulant trop étreindre, elle ne saisisse et ne s’erre plus rien ; il est un inconvénient à cette universelle tolérance, c’est que l’on chérisse moins ses propres convictions à mesure que l’on respecte davantage celles des autres. Tel est le premier écueil que le siècle ait rencontré sur cette mer nouvelle où il s’engage ; un écrivain de génie l’a signalé par son nom ; il s’appelle l’indifférence en matière religieuse. Heureusement que l’esprit humain ne va nulle part en ligne droite ; il procède, pour ainsi dire, et monte par spirales ; il semble souvent revenir sur ses pas, et l’on ne s’aperçoit point qu’à cette apparente retraite