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se trouvaient refoulés par les exigences de l’épiscopat aux premiers rangs de la coalition.

Il fallait donc choisir entre deux combinaisons exclusives. Préférence pour préférence, le bon sens, l’intérêt de sa propre dignité, parfaitement d’accord ici avec l’intérêt de sa popularité, ordonnaient au roi de sacrifier un parti dont l’entêtement l’avait placé dans cette alternative d’option. Léopold sembla le comprendre : il chargea le chef de la coalition libérale, M. Rogier, de constituer un cabinet ; mais le fantôme de la dissolution se dressait toujours là, menaçant, devant les incertitudes royales, et Léopold crut le conjurer en imposant à M. Rogier la condition expresse d’exclure du nouveau cabinet l’élément ultra-libéral. A son point de vue, le roi calculait juste : un cabinet de libéraux modérés, de doctrinaires, c’est le mot reçu, n’impliquait pas nécessairement la dissolution. Dans la chambre des représentans d’abord, les deux partis se balancent ; une minorité flottante, aujourd’hui évaluée à dix membres prêts à voter, les yeux fermés, pour tous les ministères, quels qu’ils soient, y détermine seule depuis long-temps la majorité. De ce côté donc aucun obstacle sérieux pour M. Rogier. Quant à la majorité immense qui, depuis 1841, soutient les catholiques dans le sénat, il ne fallait pas s’en effrayer davantage. Cette majorité, jadis le plus ferme appui du groupe doctrinaire dans la lutte qu’il a soutenue dix ans contre le radicalisme ultra-libéral et le radicalisme ultra-catholique, ne s’est tournée vers le clergé qu’accidentellement et par suite du rapprochement effectué, en 1841, entre les doctrinaires et les ultra-libéraux. Vainement les ultra-libéraux ont-ils abjuré leurs principales doctrines, vainement, dans deux ou trois circonstances récentes, ont-ils pris fait et cause avec les doctrinaires pour la prérogative royale menacée par le radicalisme du clergé : rien n’a pu désarmer les préventions du sénat. Pour qui connaît le cœur humain, des causes bien autrement graves qu’un simple dissentiment politique entretiennent cette incompatibilité d’humeurs. Le sénat, dont le cens d’éligibilité est de 1,000 florins, se recrute en majeure partie dans l’aristocratie, qui représente encore en Belgique la grande propriété, et les ultra-libéraux ont précisément retenu de leur ancien programme ce dénigrement haineux des idées et des susceptibilités nobiliaires qui sera partout et toujours le thème favori des bourgeoisies dans l’opposition. De là les colères de cette aristocratie d’autant plus ombrageuse que ses titres sont plus contestables[1]. M. Rogier eût immanquablement reconquis les bonnes grâces

  1. Chacun des nombreux régimes qui se sont succédé en Belgique a créé de nouvelles catégories de nobles, et la vanité mal entendue des Belges semble avoir pris à tâche de rendre ces distinctions plus banales encore, en attribuant le titre primitif à tous les collatéraux de même souche.