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L’effervescence nationale qui succéda à cette première, mais fugitive évocation de l’illyrisme, coïncida avec les préoccupations qu’excitèrent successivement en Europe les événemens de Grèce et de Pologne, venus à propos pour démontrer l’importance trop long-temps méconnue des questions de races ; mais ces événemens n’auraient peut-être pas suffi eux-mêmes pour émouvoir profondément les Croates, si une atteinte directe n’avait pas été portée à leurs intérêts par les Magyars, qui prétendirent, vers 1830, imposer leur langue nationale aux Roumains (Valaques) de la Transylvanie et aux Slaves du nord et du sud. Les Croates s’éveillèrent alors, bien décidés à résister ; leurs droits municipaux, leurs institutions locales, se trouvaient menacés ; ils se mirent sur la défensive et combattirent ardemment pro anis et focis. C’est dans cette lutte seulement, et une idée amenant l’autre, que l’idée de nationalité prit possession de leurs esprits.

Deux hommes de condition différente, le comte Draschkowicz, magnat puissant par sa fortune, et M. Gaj, jeune plébéien d’un esprit pénétrant et très actif, adoptèrent chaleureusement la cause croate. Par une heureuse rencontre de circonstances, M. Gaj, né dans ce vallon de Zagorie d’où la légende fait partir les trois fondateurs des royaumes slaves du nord, comme du berceau même de toute la race slave, avait été conduit, par ces pieux souvenirs, à d’ingénieux travaux d’érudition sur la langue et l’histoire de toute la race illyrienne. Très jeune encore, il avait fait une étude approfondie des traditions populaires et des différens dialectes parlés dans les pays illyriens de l’Autriche. Souvent il gémissait sur l’oubli dans lequel la classe aristocratique et la classe bourgeoise en Croatie laissaient cette belle langue, et sur la misère où toute une race si nombreuse se trouvait plongée. Le renom que le poète Kollar, Slovaque de la Hongrie, avait acquis en chantant la gloire ancienne de toute la race slave aiguillonnait aussi l’ambition de M. Gaj. Il était impatient de tenter quelque effort semblable qui pût attirer l’attention sur son pays, beaucoup moins connu des slavistes du nord que la Bohême, la Pologne et la Russie. Il avait même, dans l’espoir d’y réussir, commencé un grand travail historique qui, prenant la famille illyrienne dès sa plus haute antiquité, devait la suivre dans ses révolutions jusqu’aux temps modernes. L’occasion étant venue de parler et d’agir, au lieu de rester enfermé dans la science, il se jeta sans hésiter dans la voie qui s’ouvrait ainsi devant lui par un bonheur inattendu.

Le comte Draschkowicz n’était point amené dans la lutte par le même genre de conviction ni inspiré par le même enthousiasme littéraire. Ce n’était pas l’homme nouveau jouant son avenir sur une question obscure et courant la fortune d’une théorie. C’était un grand seigneur, ami des privilèges locaux de son pays, jaloux de les défendre, un de ces ardens soutiens de la légalité, tels que peut en offrir l’histoire