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IV.

Nulle part cette vitalité de l’idée illyrienne ne se révèle plus nettement qu’à Agram. Aussi quittai-je cette ville plein de confiance dans l’avenir de l’illyrisme. J’avais pu me convaincre que le mouvement, d’abord renfermé sur le terrain politique et littéraire, pénétrait dans les mœurs de la société croate, et leur rendait une vivacité, une originalité qu’elles commençaient à perdre. A Agram, rien n’est bien qui n’est pas national, mais aussi rien de ce qui est national ne manque d’être pris pour admirable. La mode s’en est mêlée ; les grandes dames de l’aristocratie et de la bourgeoisie, qui avaient oublié complètement la langue de leurs aïeules, y sont revenues par entraînement[1], et il n’est pas rare d’entendre vanter avec complaisance le costume national, tel que quelques Croates le portent déjà, au sein des assemblées de congrégation ou de comitat[2].

Dans ce commun enthousiasme, les barrières des castes s’abaissent, et l’on saisit de part et d’autre avec empressement toutes les occasions de se réunir. Chaque jour, les hommes instruits se rencontrent au Café national où ils soupent à la mode allemande, à la Société littéraire où ils vont lire les journaux étrangers et les feuilles locales. On affectionne surtout le théâtre lorsque des amateurs patriotes y représentent des drames nationaux ou y jouent de la musique nationale, en attendant que les fonds de la caisse illyrienne permettent d’entretenir une troupe d’artistes en permanence. La congrégation, les nobles, l’évêque d’Agram, le chapitre, les vieux et les jeunes prêtres ont déjà contribué de leurs deniers pour cette fondation pieusement littéraire, et la ville assiste en masse à ces solennités trop rares.

Il faut pourtant faire quelques exceptions, par exemple, pour les magyaromanes qui, par goût et par nécessité, vivent à l’écart et se rassemblent le soir au Casino, réservé tout exprès pour eux. Depuis les massacres des élections, les officiers allemands de la garnison ont aussi leurs réunions à part ; ils sont exclus du Café national, où on les tolérait autrefois. Les Illyriens affectent même de ne plus les saluer et de ne pas les reconnaître. On traite, il est vrai, avec des procédés bien différens

  1. Il faut avouer cependant que les dames croates ont un peu tardé à se décider en faveur de la langue illyrienne. Aussi, en 1838, le comte Draschkowicz a-t-il écrit en allemand une brochure à leur adresse, espérant leur faire comprendre les charmes de la littérature nationale et les arracher à la lecture des romanciers et des poètes étrangers. Cette brochure a pour titre : Un Mot aux nobles Damnes de l’Illyrie (Ein Wort an Ilyriens hochherzige Töchter). Elle a obtenu un plein succès.
  2. On peut s’assurer de la faveur dont jouit le costume national parmi les esprits les plus sérieux, en lisant un écrit assez remarquable publié en Illyrie et traduit en allemand sous le titre de : Petit Catéchisme à l’usage des grands hommes (Kleine Catechismus für grosse Leute).