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dire une parole de plus ; quelques minutes se passèrent, lord J. Kysington se laissa retomber sur le dossier de son fauteuil et ferma les yeux, lady Mary reprit son aiguille ; Harry et moi, nous cessâmes de parler.

Je réfléchis long-temps à ce bizarre incident ; puis, toutes choses étant rentrées dans le calme accoutumé, le silence et l’immobilité étant bien rétablis autour de moi, je me levai doucement et cherchai à m’éloigner. Lady Mary repoussa son métier, passa devant moi et me fit signe de la main de la suivre. Une fois entré dans le salon, elle ferma la porte, se tenant debout en face de moi, la tête haute, toute sa physionomie prenant l’air impérieux, qui était l’expression la plus naturelle de ses traits : « Monsieur Barnabé, me dit-elle, veuillez ne jamais prononcer le nom qui s’est échappé de vos lèvres tout à l’heure ; c’est un nom que lord J. Kysington ne doit pas entendre. » Elle s’inclina légèrement, et rentra dans le cabinet dont elle ferma la porte.

Mille pensées m’assaillirent à la fois ; cette Eva dont il ne fallait pas parler, n’était-ce pas Eva Meredith ? était-elle la belle-fille de lord J. Kysington ? étais-je donc chez le père de William ? J’espérais, je doutais, car enfin, si pour moi ce nom d’Eva ne désignait qu’une personne, pour tout autre il n’était qu’un nom, commun sans doute, en Angleterre, à bien des femmes.

Je n’osais questionner : autour de moi, toutes les bouches étaient closes et tous les cœurs sans expansion ; mais la pensée que j’étais dans la famille d’Eva Meredith, auprès de la femme qui dépouillait la veuve et l’orphelin de l’héritage paternel, cette pensée devint la préoccupation constante de mes jours et de mes nuits. Je voyais mille fois en rêve le retour d’Eva et de son fils dans cette demeure, je me voyais demandant pour eux un pardon que j’obtenais ; mais je levais les yeux, et la froide, l’impassible figure de lord J. Kysington glaçait toutes les espérances de mon cœur. Je me mis à examiner ce visage comme si je ne l’avais jamais vu ; je me mis à épier sur ses traits quelques mouvemens, quelques lignes qui annonçassent un peu de sensibilité. Je cherchais l’ame que je voulais toucher. Hélas ! je ne la trouvais nulle part. Je ne perdis pas courage ; ma cause était si belle ! Bah ! me disais-je, que signifie l’expression du visage ? que fait l’enveloppe extérieure qui frappe les yeux ? Le coffre le plus sombre ne peut-il pas renfermer de l’or ? faut-il que tout ce qui est en nous se devine au premier regard ? et quiconque a vécu n’a-t-il pas appris à séparer son ame et sa pensée de l’expression banale de sa physionomie ?

Je résolus d’éclaircir mes doutes, mais quel moyen prendre ? Questionner lady Mary ou lord J. Kysington était chose impossible ; faire parler les domestiques ? ils étaient Français et nouvellement entrés dans cette maison. Un valet de chambre anglais, seul serviteur qui eût suivi son maître ; venait d’être envoyé à Londres avec une mission de confiance.