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prit qu’elle se trompe en s’appuyant sur la Russie ; son appui naturel est à l’occident, car c’est du nord que lui vient tout son danger. Les Allemands se croient volontiers plus forts que les Russes, parce qu’ils les détestent ; mais ils ne les détestent avec cette violence que parce qu’ils les craignent. Malheureusement, et bien à tort, ils sont aussi vis-à-vis de nous en grande défiance.

Quoi qu’il en soit, ce serait après cette conversation diplomatique entre le ministre de Prusse et le Foreign-Office que le Chronicle, avec un ton d’autorité presque officielle, aurait argué de faux la nouvelle donnée par le Times au sujet de l’incorporation du royaume de Pologne ; le Chronicle réduisait les choses à leur triste réalité, disant qu’il n’était point question d’un si étrange coup de main, et que c’était là seulement la suite de cette lente conspiration contre laquelle on ne pouvait rien avec la lettre des traités. Quant au coup de main lui-même, il le proclamait impossible, tant il était insensé (unwise), et il ne voulait pas croire que la Russie s’exposât à provoquer contre elle une coalition européenne. Enfin nous avons vu dans ces derniers jours le Chronicle se joindre au Times pour répondre avec une égale virulence aux notes de l’Observateur autrichien, et les allusions menaçantes sont devenues de plus en plus directes. On s’attaque non pas à l’Autriche seule, mais aux puissances absolues en général ; on demande à l’Autriche en particulier quels argumens elle a laissés aux puissances constitutionnelles pour engager à la soumission ses sujets réfractaires au cas où ceux-ci manifesteraient désormais l’envie de secouer le joug.

D’autres symptômes modifieront peut-être, dans un avenir peu éloigné, les déterminations du Foreign-Office. Lord Palmerston a bien pu dire que c’était à la Prusse et à l’Autriche de se garder elles-mêmes contre cette immense ambition russe dont elles se sont rendues les complices, mais il le disait aussi en parlant de la suppression de Cracovie, même au temps où il feignait de ne point la croire réalisée : « Ce n’est là qu’un commencement et un prélude. » De nouveaux faits sembleraient justifier aujourd’hui ses prévisions ; les correspondances du Danube doivent donner à réfléchir ; les émissaires moscovites se remuent avec une intrépidité sans exemple en Valachie et en Moldavie. L’incorporation de ces provinces à l’empire serait, d’après eux, chose résolue et très prochaine. Le consulat anglais, inquiet de cette soudaine explosion, demande des instructions plus précises. Les boyards eux-mêmes, sans distinction d’opinion ni de parti, s’effraient plus que jamais à la pensée de devenir sujets russes, et se plaignent partout de l’audace avec laquelle on leur déclare qu’ils vont bientôt le devenir. L’écho de cette agitation est arrivé maintenant jusqu’à Londres ; M. de Brunow, interrogé, a déclaré qu’il ne savait rien. C’est justement l’art de la diplomatie russe d’avoir ainsi double langage suivant les lieux et les circonstances ; ici des agens d’intimidation qui parlent haut et menacent, là des agens de dissimulation qui se font modestes et désavouent ou démentent les premiers pour les mieux servir. Cependant on se trahit quelquefois, et il n’y a pas encore long-temps que M. de Brunow disait assez ouvertement pour que le mot passât dans le public : « Les traités ne comptent que lorsqu’ils ne gênent pas. » La raison qui rassure peut-être lord Palmerston du côté des provinces danubiennes, c’est qu’il suffit d’un ukase pour l’incorporation de la Pologne, tandis qu’il faudrait une armée pour la réduction des Moldo-Valaques. Il en est donc à penser que la Russie ne voudrait pas plus que lui ouvrir une guerre européenne.