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ligne sans aborder un de nos vaisseaux. Il en prévient Nelson. « Nous n’y pouvons rien, lui répond l’amiral. Abordez le vaisseau que vous voudrez ; je vous en laisse le choix. » Hardy cherche dans ce groupe impénétrable le moins formidable adversaire. L’apparence chétive du Redoutable, mauvais vaisseau de 74 récemment radoubé au Ferrol, lui vaut l’honneur qu’ambitionnent la Santissima-Trinidad et le Bucentaure. C’est vers lui que le capitaine Hardy porte le Victory. A une heure, le vieux vaisseau de Keppel et de Jervis, le vaisseau de Nelson, passe derrière le Bucentaure à portée de pistolet. Une caronade de 68, placée sur son gaillard d’avant, vomit la première, à travers les fenêtres de poupe du vaisseau français, un boulet rond et 500 balles de fusil. De nouveaux coups se succèdent à intervalles réguliers ; 50 pièces, chargées à doubles et triples projectiles, ébranlent et fracassent l’arrière du Bucentaure, démontent 20 de ses canons et remplissent ses batteries de morts et de blessés. Le Victory traverse lentement la ligne qu’il vient de rompre et reçoit le feu meurtrier du Neptune sans y répondre. Après avoir porté cette atteinte mortelle au Bucentaure, c’est au Redoutable que ses canons s’adressent. Au milieu de la fumée, Hardy vient brusquement sur tribord, et, sans continuer sa route vers le Neptune, qui, virant de bord, va se joindre à l’arrière-garde, il se jette sur le Redoutable, qu’il avait déjà dépassé. Accrochés bord à bord, les deux vaisseaux dérivent hors de la ligne. L’équipage du Redoutable soutient sans pâlir cet inégal assaut. Des hunes, des batteries de ce vaisseau, on répond au feu du vaisseau anglais, et dans ce combat singulier, combat de mousqueterie bien plus que d’artillerie, nos marins ont repris l’avantage[1]. En peu d’instans, les passavans et les gaillards du Victory sont jonchés de cadavres. Des 110 hommes qui se trouvaient sur le pont de ce vaisseau avant le commencement de l’action, 20 à peine peuvent combattre encore. L’entrepont est encombré des blessés et des mourans qu’on y transporte sans cesse.

A la vue de tant de victimes, les chirurgiens anglais, qui leur prodiguent d’insuffisans secours, croient déjà la journée compromise. Le chapelain du Victory, éperdu, égaré par son émotion, veut fuir ce lieu d’horreur, cet étal de boucher, comme il appelait encore, après de longues

  1. Il n’y avait point de mousqueterie dans les hunes du Victory. Depuis qu’il avait été témoin de l’explosion de l’Alcide et de l’Orient, Nelson regardait l’incendie comme le plus grand danger d’un combat naval. Avant le commencement de l’action, il avait fait soigneusement arroser les toiles de bastingage du Victory, mettre à la mer les embarcations de porte-manteaux, fait soustraire au feu, en un mot, tout ce qui pouvait lui servir d’aliment. C’est à cette préoccupation surtout qu’il faut attribuer l’absence de mousqueterie dans les hunes du Victory. Nelson craignait qu’une décharge maladroite, une explosion fortuite, ne mît le feu dans les hunes et ne devînt la cause d’un épouvantable accident. C’est ce qui arriva en effet, dans ce combat même, à un vaisseau français, l’Achille.