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exécutée à la main, reviendra à 100 francs ou davantage, pourra ne coûter que 50, 30, ou même, dans certains cas, 10 francs, si elle est exécutée par une machine. Mais pourquoi les mécaniciens français se sont-ils pendant si long-temps abstenus de l’emploi de ces précieux agens ? Pourquoi trouvons-nous encore tant d’ateliers en France où les outils sont rares, sinon entièrement inconnus ? C’est que l’emploi de ces agens, si efficace qu’il puisse être, n’est vraiment utile, ni même possible, qu’à la condition expresse d’une consommation étendue, d’une demande active. Que sur l’exécution de telle pièce l’emploi d’un outil puisse réaliser une économie de 50 francs, c’est fort bien, et l’avantage est grand sans aucun doute ; mais quoi ! si vous n’avez à exécuter que dix ou douze pièces du même genre, et que l’outil coûte lui-même 1,000 francs, ce qui est peu, où sera l’avantage de s’en servir ? L’avantage n’est réel que du moment où on a exécuté un assez grand nombre de pièces pour racheter d’abord l’outil, et c’est alors seulement que le bénéfice commence : d’où il suit que, dans un pays tel que la France, où la consommation est bornée, et elle l’était encore plus il y a quelques années qu’elle ne l’est aujourd’hui, l’emploi des machines-outils n’offre bien souvent que des avantages trompeurs. On ne peut guère se le permettre que dans certains ateliers privilégiés, qui, soit par la grandeur générale de leurs commandes, soit par la spécialité de leurs travaux, sont assez heureux pour trouver la répétition fréquente des mêmes pièces, et là même les outils ne sont vraiment utiles que pour certains emplois. Un des associés de la maison Sharp et Roberts, de Manchester, disait, il y a environ quinze ans, au rapport du docteur Ure[1], qu’il voulait arriver à exécuter mécaniquement toutes les pièces de ses machines, quelles qu’elles fussent, et quelque forme qu’elles dussent prendre. Ce langage, tout hardi qu’il était, pouvait convenir peut-être à un mécanicien anglais, qui, d’ailleurs, a fait ses preuves, et dans un atelier dont la clientèle est immense. L’exécution du projet, si elle était réalisable, pouvait conduire, dans la situation où se trouvait le mécanicien, à de magnifiques résultats. En France, un tel projet avorterait nécessairement dans la pratique, et le mécanicien qui le concevrait, si habile qu’il pût être, serait assurément un fort mauvais spéculateur. Eût-il tout le talent, tout le génie nécessaire pour le mener à terme, il tomberait avant de l’avoir exécuté. Ce qui pourrait être en Angleterre une source abondante de bénéfices serait en France une cause certaine de ruine. L’usage des machines-outils est donc forcément plus borné en France qu’il ne l’est en Angleterre, et ce n’est pas une des moindres causes de l’infériorité de nos constructeurs sur leurs rivaux.

  1. Philosophie des manufactures.